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(Laure Verbaere et Donato Longo)

Lettre d'Henri Dubief

à Donato Longo


du 25 mars 1982


Henri Dubief (1910-1995) historien français (biographie dans Le Maitron)


transcription


[En tête barrée]

MINISTERE

DE L’EDUCATION

INSPECTION GENERALE

Le 25 mars 1982

 

Monsieur,

 

Je vais m’efforcer de répondre à votre lettre. La période 1919-1939 concerne des générations différentes de « jeunes » intellectuels. Ceux qui sont nés vers 1890-1900 sont des chefs de file. Ils ont été très influencés par Barrès (Aragon, Drieu, Malraux), que méprisent très profondément ceux qui sont nés vers 1910 ou après. Les héros gidiens sont-ils barrèsiens ou nietzschéens, ou les deux ?

Je pense, en tout cas, que Nietzsche n’est plus objet de polémiques après 1920. Il jouit d’une situation acquise. Pour ma part, né en 1910, je l’ai lu au lycée en 1926 ou 1927 dans les mauvaises traductions du Mercure de France (Du Nietzsche facile : Zarathoustra). Mon professeur de philosophie, Juliette Boutonnier, aujourd’hui Mme Favez, nous en parlait, mais sans insister. En revanche, elle me fit faire un exposé sur la Morale sans obligation ni sanction de Guyau, qui a contribué à mon orientation politique pour une dizaine d’années. Il me semble que Nietzsche a été reçu par ma génération lycéenne comme un important directeur de conscience parmi d’autres (Je parle des lycéens de tournure intellectuelle et littéraire). En contrepartie, Barrès (lu à la même époque était du toc).

Pour en finir sur ce point, je vous conseille d’écrire à Madame FAVEZ-BOUTONNIER, professeur honoraire à la Sorbonne. Cette philosophe tout à fait remarquable pourrait vous donner des informations sur sa propre génération de jeunes intellectuels, puisqu’elle est née entre 1900 et 1910.

 

De toute façon, les lycéens de cette époque n’avaient pas la parole. Il me paraît que vous devez étudier leurs aînés les premiers surréalistes. René Crevel était un lecteur attentif de Nietzsche. Il vous faudra lire les revues politico-littéraires du groupe et aussi Aragon. Du moins est-ce mon avis. Aussi vous pouvez écrire de ma part, pour information, à Henri Pastoureau, né en 1912, qui adhéra au groupe surréaliste en 1932. Comme il est lui-même un philosophe, il pourra vous dire ce qu’il en est des rapports historiques du surréalisme avec Nietzsche.

 

Il est inutile de s’intéresser à Dada. En revanche voyez ce qu’il en est des revues S.F.I.C. Clarté et Monde.

 

Qu’en est-il du surréalisme hérétique du Grand Jeu (Gilbert-Lecomte, Daumal, Vaillant), je n’en sais rien.

 

Mon jugement sur la période 1920-1930 (mon enfance et adolescence), c’est que Nietzsche est parfaitement accepté, donc qu’on n’en parle plus, mais que c’est Freud qui passe au premier plan. Pour des raisons évidentes, Madame Favez pourrait sans doute en témoigner mieux qu’une autre. C’est dans les années 1927-1930 que je lis Freud et ses disciples Français ; il fait passer Nietzsche au second plan. Par comparaison, on peut dire aussi qu’Apollinaire, Max Jacob et Eluard font, dans un autre domaine, passer les autres au second plan.

 

Enfin, il y a Marx, qu’on connaît mal, mais dont on se réclame.

 

Voilà pour les années 1920 à 1930. Après il y a un renouveau très important de l’intérêt pour Nietzsche. (1) Vous en dites les raisons dans votre lettre. Mais je pense qu’il est antérieur à la prise de pouvoir par les Nazis. Comme vous le savez probablement, je fus un des « lieutenants » de Georges Bataille pendant une certaine période. Je vous renvoie donc à ses œuvres (Tomes I et II des Oeuvres complètes), à la revue du Groupe souvarinien (Cercle communiste démocratique) La Critique sociale. Vous y trouverez des contributions de Bataille, Bernier, Queneau, Simone Weil, Jean Dautry, Pierre Kaan. Il est possible que Nietzsche soit absent de la Critique sociale, mais c’est à vérifier. En tout cas, mon meilleur ami, Jean Dautry fut toujours nietzschéen. Voir aussi, nécessairement, les revues dirigées par Bataille lui-même : Documents, Acéphale. Dans Acéphale, il s’agit avant tout de dénoncer l’imposture nazie. La suite d’Acéphale, c’est le Collège de sociologie auquel je n’ai pas participé. Bataille, Caillois, Wahl sont morts, mais Pierre Klossowski et Michel Leiris sont encore vivants. Vous pouvez essayer de vous informer de ce côté là. Naturellement, il [y] a sûrement d’autres voies de recherche, mais je ne puis parler que de ce que j’ai connu. Toutefois je vous signale qu’il conviendrait d’entrer en rapport avec Henri Lefebvre qui pourrait vous dire comment les intellectuels communistes, les gens de l’A. E. A. R. voyaient N, et ce qu’ils en ont écrit. D’ailleurs, dans son livre qui doit être de 1937 ou 1938, vous trouverez une bibliographie.

 

Pendant la période considérée Bataille met Nietzsche (avec Sade) au premier plan de sa réflexion intellectuelle. Il est possible que des médiocres comme Malraux ou Sartre s’y soient intéressés.

 

Mais dans cette période de fin de monde, d’attente de l’anéantissement, la mode se tourne surtout vers une pensée pessimiste. C’est vers 1935 la découverte de Kierkegaard, à travers Le traité du désespoir, Le journal du séducteur et Ou bien, ou bien. Bataille, à cette époque, me fait faire pour le groupe, des résumés de Kierkegaard. Il faut tenir compte sur ce point de l’importance intellectuelle de Jean Wahl. Enfin, commencent à arriver en masse en France de jeunes philosophes allemand qui font connaître Jaspers, Hüsserl et Heidegger. Les protestants français, fait capital, découvrent Karl Barth. Ainsi dans l’immédiat avant-guerre, l’existentialisme pénètre les avant-gardes politico-littéraires, sauf bien entendu le surréalisme muré dans le contentement de soi et pour qui Nietzsche n’est qu’une référence secondaire.

 

Il n’en est pas moins vrai que de 1920 à 1939, Nietzsche est, si je puis dire, « respecté » en France.

 

Voilà, Monsieur, ce que je puis vous dire sur ce sujet. Il ne me semble pas que je puisse beaucoup y ajouter. Cependant, si vous voulez me voir, téléphonez-moi. Je n’ai pas les adresses des personnes auxquels je vous conseille de demander des informations ou des directions de recherche, sauf celle de Henri Pastoureau que voici :

Maison de retraite

53370 Saint-Pierre des Nids

De toute manière, les autres personnes doivent être facilement trouvées par les canaux universitaires. Madame Rebérioux pourra peut-être vous aider pour ce faire.

 

Je vous souhaite bonne chance et bon travail, Monsieur, et je vous prie de croire à mes meilleurs sentiments.

 

 

H. Dubief

 

 

(1) Il faut souligner l’importance des traductions de Geneviève Bianquis qui sont justement des années 30.