Nietzsche et l'agrégation de philosophie

Premier document: André Lalande (1927)



André Lalande

 

RAPPORT SUR LE CONCOURS DE L’AGRÉGATION DE PHILOSOPHIE

Session de 1926

 

Revue universitaire

36e année, n° 2, février 1927

 

Monsieur le Ministre, J’ai l'honneur de vous adresser mon rapport, au nom du jury de l’agrégation de philosophie1 , sur le concours de 1926. La première constatation qui s’impose, malheureusement, est que le nombre des candidats ne se relève pas, et même a encore diminué de quelques unités, malgré l’appoint croissant fourni par les jeunes filles ou jeunes femmes (six en 1923, neuf en 1924, onze en 1925, treize cette année) : le total des inscriptions ne s’est élevé cette fois qu’à soixante-dix-sept, y compris cinq anciens admissibles. Sur ce nombre, treize ont fait défaut ou ont renoncé au concours pendant les épreuves écrites, et l’un des anciens n’a pu se présenter en raison de son état de santé. Il faut reconnaître cependant que cette diminution a été moins sensible en philosophie que dans d’autres ordres d’enseignement, et il ne nous a pas semblé que la tête de liste eût baissé en qualité. Il est resté pour l’examen oral vingt et un candidats, — dix-sept admissibles nouveaux et quatre anciens. Dans le premier groupe, nous avons pu vous proposer pour l’admission définitive neuf jeunes gens et une jeune fille ; dans le second, deux des anciens mobilisés. Au total, onze nouveaux agrégés de philosophie ont été nommés à la suite de ce concours, ce qui n’était pas au-dessous des besoins de l'enseignement. Examen écrit. Nous avons eu déjà le regret, dans de précédents rapports, d’appeler l’attention sur les défauts de forme et de langue qui se manifestent dans un trop grand nombre de dissertations. Malgré quelques heureuses exceptions, il n’y a point de progrès à cet égard pour l’ensemble des candidats. Beaucoup d’entre eux ne savent même pas comment on dispose un paragraphe, comment on « va à la ligne » ; quelques-uns utilisent un système de « grands blancs» et de « petits blancs » (au début des lignes) qu’on ne voyait autre fois que dans certains pensionnats de jeunes filles, et qui devrait choquer l’œil d’un homme ayant l’habitude des livres imprimés. On en dirait autant de certaines fautes d’accentuation systématiques, qui se retrouvent dans plusieurs copies avec régularité, — éxact, éxister, éffort, méme, et chez d’autres mème, pour « même », etc., — sans parler de confusions comme desceller pour « déceler », ou de formes barbares comme dianoéthiques ou ascèze, ou de la fréquence avec laquelle sont altérés les noms propres d’orthographe un peu difficile, tels que ceux de Nietzsche ou de M. Brunschvicg. La ponctuation, malgré son importance logique, dont on ne paraît pas se rendre compte ; l’écriture, dont les défauts matériels trahissent si souvent des défauts d’esprit, laissent à désirer dans certaines copies au delà de ce qu’on peut imaginer. Ce n’est pas tout que d’être correct, et de ne pas écrire d’une manière inculte; mais il faut commencer par là, surtout lorsqu’on vient concourir pour un titre d’enseignement. Peut-être ne sera-t-il pas inutile de mettre en garde les candidats contre un autre défaut, plus subtil, qui paraît avoir en ce moment quelque tendance à se répandre : la recherche du terme inattendu, aboutissant à l’expression impropre. Où le sens et l’usage appelleraient naturellement « attention », on écrit courage ; où il faudrait dire « esprit objectif », on préfère générosité. On affecte les rapprochements lointains et les associations imprévues. On a remarqué, chez certains écrivains philosophes contemporains de haute valeur littéraire, des trouvailles d’expression qui réveillent l’esprit par ce qu’elles ont d’heureux et d’inusité ; et l’on essaie de faire de même. Mais on oublie que ce qui donne leur valeur à ces inventions, c’est que, précisément, elles sont demandées par le sens, qu’elles n’occupent pas la place d’un terme usuel qui dirait la même chose avec plus de précision et de propriété. Y recourir sans besoin, et même aux dépens de la justesse, c’est croire qu’on fait des vers en mettant des inversions dans sa prose, et en la coupant en lignes inégales. Il ne faut jamais craindre d’être trop simple ni trop naturel.

Le sujet de la première composition (Examinateurs : MM. Davy et Lalande) était ainsi énoncé : Les philosophes, les moralistes, les poètes ont souvent opposé l'Homme à la Nature. Quel est le sens, ou quels sont les sens de cette opposition, et quelle en est la valeur? La question avait été proposée à dessein sous cette forme pour faire sentir aux candidats que la philosophie ne doit pas être enfermée dans un cercle de catégories et de connaissances professionnelles, — quelque indispensables que soient celles-ci, — mais que les grands problèmes dont elle s’occupe sont d’intérêt commun pour tous les esprits cultivés. Entre les philosophes les plus spécialisés, et la masse des hommes qui pensent et qui sentent, il existe un mouvement continu d’action et de réaction dont le langage porte la marque : le vocabulaire de la vie courante est plein de termes autrefois techniques, qui n’étaient entendus que dans l’École ; le sens commun d’une époque est nourri des doctrines philosophiques de l’époque précédente; inversement, les esprits les plus libres et les plus personnels ont manifesté leur puissance créatrice en prenant comme matière et comme instruments les idées, les jugements de valeur, les besoins intellectuels, les moyens de preuve que leur présentait la vie contemporaine. Comme un volant de machine, la philosophie de ceux qui n’en ont pas reçoit et rend tour à tour l’énergie spirituelle.

Aussi a-t-on regretté de voir tant de candidats rétrécir l’opposition entre l’Homme et la Nature à telle ou telle antithèse scolaire toute faite, comme celles du sujet et de l’objet, de l’empirisme et du rationalisme, du réalisme et de l’idéalisme. Tout cela, sans doute, n’était pas absolument hors de propos, mais ne constituait qu’un aspect de l’opposition, et non le plus central. Quelques-uns, naïvement, vont même jusqu’à identifier la philosophie, en termes plus ou moins exprès, à cette douteuse « théorie de la connaissance » dont on a fait si grand mystère dans l’enseignement, en Allemagne comme en France. Il y a là une déformation professionnelle contre laquelle même de bons esprits n’ont pas toujours su réagir. Dans plusieurs compositions, cependant, la question a été vue d’une manière large et concrète; on a su grouper les oppositions secondaires autour de l’alternative fondamentale : un monde qui s’élance d’un seul jet dans une même direction, la pensée et la culture humaines n’étant que la floraison supérieure de la vie ; un monde partagé, travaillé par une lutte entre deux tendances irréductibles, qui se retrouvent d’ailleurs dans l’homme (et peut-être dans la société elle-même) ; l’esprit moniste, naturaliste, tel qu’il se manifeste, par exemple, dans le XVIII® siècle français ou chez les évolutionnistes anglais du XIXe ; l’esprit dualiste, dont la forme la plus courante en Occident est la manière chrétienne de penser et de sentir. Mais que l’antithèse soit plus ou moins clairement aperçue, il est singulier qu’un nombre intime de dissertations, trois ou quatre tout au plus, aient pris nettement le parti de faire rentrer l’homme dans la nature. Quand on songe combien celte conception est actuellement répandue chez les biologistes, les médecins, les ethnographes, et dans tout le public ayant quelque culture, — sans parler des philosophes et sociologues qui reconnaissent bien le contraste de l’animal humain et de l’homme social, mais considèrent cette opposition comme secondaire, et subordonnée aux lois générales de la nature et de la vie, — cette absence presque complète du naturalisme ne laisse pas d’être un peu surprenante. Si tel est le sentiment général de la nouvelle génération philosophique, rien de mieux; mais on peut craindre qu’il n’y ait aussi là dedans quelque préjugé sur ce que doit être la philosophie d’agrégation.

D’ailleurs, à tous les autres points de vue, le sujet a eu l’avantage de provoquer, comme on le souhaitait, des copies d’une grande variété. Celles qui ont été classées les deux premières présentaient un niveau de pensée et d’instruction très élevé ; la troisième, bien que sensiblement inférieure, se faisait encore remarquer par une grande largeur dans la manière de traiter la question. Puis on tombait sans transition à une vingtaine de travaux s’échelonnant de 13 1/2 à 10 1/2. Les copies nettement au-dessous du nécessaire étaient malheureusement en majorité, quelques-unes d’une faiblesse extrême. Mais un autre sujet d’étonnement est que, sur un pareil thème, où il semblait que tout le monde dût avoir quelque chose à dire, il a été remis quatre copies blanches et deux autres qui ne contenaient qu’un début de dissertation abandonné presque aussitôt. Il est difficile de croire que dans tous ces cas on n’ait eu affaire qu’à de simples défaillances physiques : y aurait-il un rapport entre ces renoncements et l’esprit trop scolaire dans lequel le sujet a été déformé par d’autres? Aurait-on gardé le silence en s’imaginant « ne rien savoir » sur une question qui ne venait pas se classer d’elle-même dans les catégories usuelles de l’enseignement ?

[...]

André LALANDE

 

1. Le jury se composait de : MM. A. Lalande, membre de l’Institut, professeur à la Faculté des Lettres de Paris, président; — G. Belot,  inspecteur général de l'Instruction publique, vice-président; — G. Beaulavon, membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique, professeur au Lycée Louis-le-Grand (pour les compositions écrites) ; — E..Bréhier, professeur à la Faculté des Lettres de Paris; — A. Cresson, professeur au Lycée Condorcet; — G. Davy, doyen de la Faculté des Lettres de Dijon.