Bibliographie inédite des traductions de Nietzsche en français 1872-1944

(Laure Verbaere et Donato Longo)

 

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Dans quel ordre les Français découvrent-ils Nietzsche?


(Laure Verbaere, 2015, mis à jour en 2022)


Se demander dans quel ordre les Français ont découvert Nietzsche est une question naturelle fréquente. Cette curiosité peut avoir plusieurs origines.

 

On peut se la poser en regard de ce que Nietzsche lui-même recommandait car il avait des idées bien précises à ce sujet. A ses correspondants, il donne des conseils. Au cours des dernières années de sa vie intellectuelle, il exprime ses préférences à ses traducteurs pressentis.

 

La question de l'ordre de la lecture des œuvres de Nietzsche occupe aussi une place importante dans l'historiographie de sa réception en France à partir des années 1890. Étant donné que la quasi totalité des œuvres de Nietzsche étaient déjà publiées en Allemagne quand a débuté la réception française de Nietzsche, cet ordre peut donner des indications sur les choix des traducteurs, des revues et des maisons d'édition. L'historiographie considère par ailleurs que l'ordre de découverte est primordial pour comprendre les orientations de la première réception de Nietzsche (avant 1914), comment et pourquoi s'est forgé un Nietzsche français fin de siècle, si éloigné de celui que nous connaissons aujourd'hui.

 

 

Les Français découvrent Nietzsche avec des extraits d'Humain trop humain (1891)


  • Les Français découvrent Nietzsche en novembre 1891 avec l'article de Teodor de Wyzewa dans la Revue bleue: "Frédéric Nietsche, le dernier métaphysicien". Les premières lignes de Nietzsche qu'ils peuvent lire sont donc des passages extraits d'Humain trop humain.

 

  • L'article contient de nombreuses citations éparses, toutes extraites de Menschliches Allzumenschliches. La traduction de Teodor de Wyzewa est fluide, plus littéraire que littérale - contrairement à celle que proposera Henri Albert en 1902. Par contre, le texte n'est pas intégral et les coupures ont des incidences sur le sens des passages choisis.

 

"Frédéric Nietsche le dernier métaphysicien", in Revue bleue 1891.
"Frédéric Nietsche le dernier métaphysicien", in Revue bleue 1891.

Incidences

  • Comme tous les wagnériens qui ont traité de Nietzsche de "nihiliste" après la publication de Menschliches allzumenschliches en 1878, Teodor de Wyzewa dresse le portrait d'un Nietzsche farouche et inquiétant. Cette présentation est aussitôt vivement contestée.

"Avec toute la désinvolture d'un journaliste, Monsieur Teodor de Wyzewa s'est contenté de lire un livre de jeunesse : Menschliches Allzumenschliches! (Humain trop humain!) où l'on aurait peine à trouver trace des véritables idées de Nietzsche ; si bien que Monsieur Teodor de Wyzewa traite de nihiliste le plus affirmatif des penseurs, de pessimiste celui qui a eu le plus de confiance dans la vie". (Daniel Halévy et Fernand Gregh, avril 1892)

  • Comme démenti, le Banquet et la Revue Blanche publient à l'appui d'autres fragments de Nietzsche. Cette polémique littéraire dans les revues et la presse a une conséquence immédiate: elle rend le nom de Nietzsche instantanément célèbre. Elle a aussi des répercussions sur la réception de Nietzsche pendant de nombreuses années: en 1911 encore, les deux thèses s'affrontent comme le montrent, par exemple, les résultats de l'enquête de Jean Viollis sur "Nietzsche et la jeunesse d'aujourd'hui".

Le premier ouvrage de Nietzsche en français: Le cas Wagner (1892)


  • Janvier 1892, les Français peuvent lire la première œuvre de Nietzsche en traduction française. Comme dans presque tous les pays d'Europe, c'est Le Cas Wagner. Il est d'abord publié dans La Société Nouvelle, revue belge francophone très en vogue dans les milieux parisiens.
  • Les nombreuses réactions dans les revues et la presse témoignent de l'importance de sa diffusion.
  • En décembre 1892 Le Cas Wagner paraît à nouveau dans une traduction remaniée, aux éditions Albert Schultz (1893).

 

  • Il existe de nombreux comptes rendus de cet ouvrage en 1893.

Incidences

  • Le choix du très jeune wagnérien Daniel Halévy reflète l'état du wagnérisme en France au début des années 1890: arrivé à son apogée, il n'a plus à lutter contre les menaces extérieures et de fortes dissensions internes apparaissent. Dans "Du wagnérisme triomphant", A. de Bertha parle en 1892 d'une "lutte fratricide". Dans ce contexte, la publication du pamphlet de Nietzsche contre Wagner choque profondément. Comme le raconte un wagnérien de la première heure, le critique musical Camille Mauclair, "il ne fallait pas toucher à notre dieu" et il ajoute :

 

"Je me souviens de la rage qui nous saisit lorsqu'après les premières traductions de Nietzsche, qui nous avaient intéressés et même passionnés, nous vîmes surgir celle du Cas Wagner, et ses invectives. Ce n'était pas la rébellion de l'esprit contre une doctrine : c'était la brûlure de l'offense à une créature adorée. Wagner a été pour nous mieux qu'une passion, une religion".


  • Offensés, les wagnériens sont aussitôt à l'origine d'une abondante littérature contre Nietzsche. Cette littérature le maltraite sévèrement et le plus souvent injustement au point de former ce que Daniel Halévy nommera en 1897 la "légende d'un Nietzsche haineux et bas".

  •  Six mois après la parution du Cas Wagner, Daniel Halévy est loin de l'exubérant enthousiasme dont il faisait preuve initialement. Il note dans ses carnets :

"Il n'a pas été pris au sérieux. Les uns l'ont admiré, mais ont déclaré bien vite que le génie de Wagner était bien au-dessus du débat ; que Nietzsche l'avait écrit un jour d'humeur paradoxale et que c'était le mésentendre que choisir entre ces œuvres celle-là pour la traduire. D'autres ne sont pas entrés dans ces distinctions subtiles et ont traité Nietzsche comme un simple polisson".

 

  • Quelques années plus tard, en 1897, il reviendra sur la publication du Cas Wagner. Il s'avouera alors amèrement déçu et sincèrement désolé :

"(...) le Cas Wagner, dont l'édition française, publiée trop tôt, regrettée aujourd'hui par les traducteurs eux-mêmes, traduction isolée, hâtive, a moins servi que desservi la cause de Nietzsche."

 

  •  En 1898, Stanislas Rzewuski constate dans Cosmopolis: On a traduit le Cas Wagner, cela ne suffit pas. C'était même la seule de ses œuvres à ne pas traduire".

Les échecs éditoriaux et leurs conséquences (1892-1897)


Dans Le Cas Wagner, les éditions Albert Schultz annoncent:

 

"La traduction française des Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche est en préparation".

Un plan est dressé.

 

L'annonce de ce projet est relayée par la critique, comme ici dans les Entretiens politiques et littéraires, vol. 5, n°32, décembre 1892:

Pour des raisons encore inconnues, le projet ne se réalisera pas.


  • En 1892, la comtesse hongroise Emmy de Néméthy (plus connue sous le pseudonyme de Jean de Néthy) propose à la maison d'édition Alcan de publier une traduction française de Also sprach Zarathustra. Dans une lettre à Elisabeth Förster-Nietzsche du 17 janvier 1892, elle signale qu'elle s'est heurtée à un refus et cite:

 

"Je vous remercie de votre communication de l'ouvrage "Also sprach Zarathustra" (natürlich habe ich schon mir die 3 ersten Theile gelesen). Cet ouvrage est fort intéressant, mais plus littéraire que philosophique; la part faite à l'imagination est trop considérable pour que je puisse l'introduire dans ma bibliothèque de philosophie contemporaine, dont le caractère est essentiellement dogmatique." (GSA 72/2397)


  • Après avoir hésité entre traduire Nordau ou Nietzsche, Henri Albert rencontre EFN et devient le traducteur officiel des œuvres complètes de Nietzsche en français. En 1894, il estime que ce projet devrait être achevé en deux ans et début 1896, il annonce la parution imminente aux éditions Calmann-Lévy de la traduction de Jenseits von Gut und Böse (janvier) et de la  Genealogie der Moral (mars). Selon Henri Albert, l'éditeur allemand (C. G. Naumann) crée des difficultés de sorte que l'affaire ne se fait pas.

  • Les éditions Alcan seraient prêtes à publier un ou deux volumes de Nietzsche mais pas à se lancer dans une édition des œuvres complètes. Les éditions Charpentier sont envisagées mais finalement, ce sera le Mercure de France qui "sauvera" in extremis le projet en 1898.

Incidences

  • Le Zarathoustra est présenté aux lecteurs comme le chef-d’œuvre de Nietzsche mais il n'existe pendant plusieurs années que de rares et brefs fragments traduits (1892, 1893 et 1894).
  • Liées à des initiatives individuelles sans coordination, les traductions proviennent d’œuvres écrites à différentes périodes. Les œuvres de 1888 sont privilégiées, à l'exception d'Ecce homo dont la publication en Allemagne est retardée.
  • Dans une lettre à Elisabeth Förster Nietzsche du 16 juillet 1898, Henri Albert se plaint:

Natürlich kann die Verspätung dem Unternehmen nur schaden. Ich selbst schmachte danach die Publikation hinter mir zu haben, da mir allseitig ironisch insinnist wird "dieser französische Nietzsche sei eine Legende". "

 

  • En octobre 1898, Stanislas Rzewuski se lamente:

"(...) il est temps, grandement temps que l'on traduise les admirables chefs-d'œuvre de Nietzsche. Serons-nous décidément toujours en retard dans le mouvement littéraire, européen ? Devrons-nous nous contenter pendant longtemps encore, lorsqu'il s'agit d'un grand penseur comme celui-ci, de documents de seconde main, de commentaires (...) qui en aucun cas ne sauraient remplacer une traduction des œuvres elles-mêmes ?"

Les Français découvrent-ils  Ainsi parlait Zarathoustra et Par delà le bien et le mal en 1898?


  • La première traduction française intégrale d'Also sprach Zarathustra et Jenseits von Gut und Böse est datée de 1898 mais les livres paraissent véritablement à la fin de l'année. A noter que la parution en librairie est délibérément retardée sur les conseils d'Henri Albert, en raison de l'éclatement de l'affaire Dreyfus qui, selon lui, risquait de nuire à l'événement.

 


  • Ainsi parlait Zarathoustra et Par delà le bien et le mal n'ont qu'une diffusion vraiment très limitée. Le tirage est respectivement de 1140 et 1170 exemplaires. Le 19 décembre 1898, Henri Albert écrit à Elisabeth Förster-Nietzsche:


"In der letzten Zeiten wurden blos etwa 10 Exemplare Zarathoustra und 8 Exemplare Par delà le bien et le mal abgesetz und es ist gar nicht sicher, dass sich der Verkauf so weiter halten wird. Es kann besser gehen, aber auch viel schlechter. Angenommen jedoch, dass es in der selben Weise weiter geht, nun dann werden die 1000 Exemplare erst in zwei Jahren verkauft sein."


  • En mai 1899, Henri Albert note qu'il n'a été vendu que 214 exemplaires du Zarathoustra et 155 de Par delà le bien et le mal. Henri Albert met en cause la présentation inélégante et le prix élevé des volumes, respectivement 10 et 8 francs, mais le fait reste: le stock s'écoule très lentement en librairie.



Incidences

  • Face à cet échec de librairie et au contrat qui lie Naumann (éditeur allemand) et le Mercure de France, contrat qui interdit au second de procéder à une nouvelle édition à un prix plus abordable, la seule solution est de réaliser une nouvelle traduction. Elle est est réalisée par Henri Albert et Ainsi parlait Zarathoustra est donc de nouveau publié en janvier 1901. Par delà le bien et le mal connaît le même sort. Le succès semble cette fois être au rendez-vous comme en témoignent (même si elles sont falsifiées) les nombreuses rééditions la même année et les années suivantes. On peut considérer que "les Français" découvrent Zarathoustra en 1901 et Par delà le bien et le mal en 1903.
  • Il faut néanmoins probablement prendre en compte, sur les 700 exemplaires acheminés en France en 1898, les 40 exemplaires donnés à Henri Albert et les 40 exemplaires destinés à la critique.

Le passage par deux recueils d'extraits (janvier et septembre 1899)


  • En janvier 1899 paraît au Mercure de France le recueil réalisé par Henri Albert

  • En septembre 1899 paraît chez Alcan le recueil réalisé par Henri Lichtenberger.

Ces deux recueils présentent un point commun : Die Geburt der Tragödie, les poèmes et les dernières œuvres sont délaissés. Dans les deux premiers cas, il s'agit sans doute d'une marque de désintérêt. Concernant les œuvres de l'année 1888, l'explication est toute autre : elles sont publiées en 1899 et il était donc inutile d'en redonner des passages. Pour le reste, les deux recueils diffèrent notablement.


Henri Albert privilégie surtout et nettement les œuvres publiées de 1878 à 1886, à l'exception de Also sprach Zarathustra qui a été publié l'année précédente. De son côté, Henri Lichtenberger s'attarde sur des œuvres issues de périodes très différentes : les Unzeitgemaesse Betrachtungen, Also sprach Zarathustra, Die Genealogie der Moral. Il offre aussi, pour la première fois et avant longtemps, de tout premiers extraits de Ecce Homo.


Concernant la qualité des traductions, il faut constater que, dans les deux cas, elle est discutable mais, à défaut d'être fidèle, elle est visiblement respectueuse du texte original. Henri Lichtenberger est peu inspiré en proposant La Gaie science et L'Antichrétien alors qu'Henri Albert a trouvé des formules heureuses. Il est plus rigoureux en proposant Choses humaines par trop humaines même si la version d'Henri Albert s'est imposée.

 

Les chiffres du tableau ci-contre donnent une indication approximative de la répartition. Ils ont été obtenus en comptabilisant le nombre de paragraphes ou d'aphorismes.


La construction et la conception interne des deux recueils sont différentes si bien que le rapport au texte de Nietzsche n'est pas le même. Henri Albert classe les extraits en fonction de thèmes qu'il a dégagés. Son livre est divisé en quatorze chapitres. La préface qu'il a ajoutée prévient du reste clairement le lecteur :

 

"Nous avons fait (...) une sélection des passages qui nous ont paru les plus caractéristiques dans l’œuvre entière du philosophe, en classant sous des titres généralement empruntés à Nietzsche lui-même, les aphorismes épars dans différents volumes".

 

A l'intérieur de chacun de ces chapitres, les extraits sont ensuite classés suivant l'ordre d'écriture des œuvres, à l'exception des passages de Zarathoustra qui figurent systématiquement en tête de chapitre. Les passages choisis sont intégralement traduits, sans coupures, mais il ne s'agit pas toujours de paragraphes ou d'aphorismes complets.

 

Henri Lichtenberger présente des extraits des œuvres en respectant l'ordre de leur première publication. Le livre comprend une longue introduction puis quatorze chapitres qui sont autant de titres d’œuvres de Nietzsche. Chaque chapitre, et ensuite chaque partie (dans le cas de Zarathoustra) ou chaque livre (dans le cas de Die frohliche Wissenschaft) sont précédés d'une introduction plus ou moins longue. Celle-ci doit permettre au lecteur de mieux comprendre le passage traduit et aussi de prendre connaissance du contenu des passages manquants.

Incidences

Les deux recueils rencontrent leur public avec de nombreuses rééditions années après années. Ils invitent à nuancer l'importance de l'ordre de publication des volumes des œuvres complètes de Nietzsche à partir de la fin de l'année 1899.

L'ordre de publication des volumes dans l'édition des œuvres complètes


 

  • En avril 1899, le Mercure de France annonce la publication des œuvres complètes de Nietzsche en douze volumes. Ce projet ne va pas aboutir.
  • En octobre 1901, Henri Albert récapitule et annonce:

"Bis jetzt sind sechs Bände erschienen, zwei neue sollen noch diesen Herbst in die Oeffentlichkeit gelangen, und die Ausgabe wird nächstes Jahr in zehn Bänden (zu je 3 frs. 50) vollständig sein - bis auf den Nachlass aus dem zwei oder drei Bände auszugsweise zusammengestellt werden soll."

Projet en douze volumes annoncé dans le Mercure de France en avril 1899
Projet en douze volumes annoncé dans le Mercure de France en avril 1899

  • C'est dans le désordre que paraissent les volumes, en partie à cause des aléas de la publication en Allemagne, en partie en raison du succès présumé que les œuvres vont rencontrer.

Date de publication française

Date de première publication par Nietzsche en allemand

Titre de l’œuvre

Remarques


octobre

1899

1878

Humain trop humain

Parution retardée par l'éditeur de quelques mois en raison de l'affaire Dreyfus.


décembre

1899

1888

Le crépuscule des idoles, Le Cas Wagner, Nietzsche contra Wagner, L'antéchrist


avril

1900

1887

La généalogie de la morale


janvier

1901

1880

1883-1885

Le gai savoir

Ainsi parlait Zarathoustra


octobre
novembre

1901

1881

1872

Aurore
L'origine de la tragédie


octobre

1902

1879

Le voyageur et son ombre


juillet

1903

Aucune existence

La volonté de puissance

Premier montage publié en Allemagne en 1901



1903

1886

Par delà le bien et le mal


novembre

1907

1874

Considérations inactuelles 1 et 2

En 1902, les deux volumes des Considérations inactuelles sont annoncés "en préparation". A la fin de l'année 1903, ils sont signalés "sous presse".


1909

1908

Ecce homo


1922

1875/76

Considérations inactuelles 3 et 4

En 1907, le volume est signalé "sous presse". De même en 1909.


Conclusion

Faire l'inventaire de la publication des traductions françaises est assez aisé mais il s'avère beaucoup plus délicat d'établir l'ordre dans lequel les Français découvrent Nietzsche. L'expression elle-même "les Français" apparaît totalement impropre tant il existe une différence entre un énigmatique, voire fantomatique "public français" et les milieux universitaires et littéraires parisiens.

Il faudrait aussi probablement fortement relativiser l'importance de la publication d'un volume comparativement à celle de fragments, fussent-ils brefs. Avant 1898, voire 1899, la réception de Nietzsche et les manifestations de son succès reposent en effet (paradoxalement) peu sur la connaissance de ses œuvres. C'est ainsi que André Gide a pu écrire que l'influence de Nietzsche en France avait précédé l'apparition de son œuvre traduite.