Bibliographie inédite des traductions de Nietzsche en français 1872-1944
(Laure Verbaere et Donato Longo)
Se demander dans quel ordre les Français ont découvert Nietzsche est une question naturelle fréquente. Cette curiosité peut avoir plusieurs origines.
On peut se la poser en regard de ce que Nietzsche lui-même recommandait car il avait des idées bien précises à ce sujet. A ses correspondants, il donne des conseils. Au cours des dernières années de sa vie intellectuelle, il exprime ses préférences à ses traducteurs pressentis.
La question de l'ordre de la lecture des œuvres de Nietzsche occupe aussi une place importante dans l'historiographie de sa réception en France à partir des années 1890. Étant donné que la quasi totalité des œuvres de Nietzsche étaient déjà publiées en Allemagne quand a débuté la réception française de Nietzsche, cet ordre peut donner des indications sur les choix des traducteurs, des revues et des maisons d'édition. L'historiographie considère par ailleurs que l'ordre de découverte est primordial pour comprendre les orientations de la première réception de Nietzsche (avant 1914), comment et pourquoi s'est forgé un Nietzsche français fin de siècle, si éloigné de celui que nous connaissons aujourd'hui.
"Avec toute la désinvolture d'un journaliste, Monsieur Teodor de Wyzewa s'est contenté de lire un livre de jeunesse : Menschliches Allzumenschliches! (Humain trop humain!) où l'on aurait peine à trouver trace des véritables idées de Nietzsche ; si bien que Monsieur Teodor de Wyzewa traite de nihiliste le plus affirmatif des penseurs, de pessimiste celui qui a eu le plus de confiance dans la vie". (Daniel Halévy et Fernand Gregh, avril 1892)
"Je me souviens de la rage qui nous saisit lorsqu'après les premières traductions de Nietzsche, qui nous avaient intéressés et même passionnés, nous vîmes surgir celle du Cas Wagner, et ses invectives. Ce n'était pas la rébellion de l'esprit contre une doctrine : c'était la brûlure de l'offense à une créature adorée. Wagner a été pour nous mieux qu'une passion, une religion".
"Il n'a pas été pris au sérieux. Les uns l'ont admiré, mais ont déclaré bien vite que le génie de Wagner était bien au-dessus du débat ; que Nietzsche l'avait écrit un jour d'humeur paradoxale et que c'était le mésentendre que choisir entre ces œuvres celle-là pour la traduire. D'autres ne sont pas entrés dans ces distinctions subtiles et ont traité Nietzsche comme un simple polisson".
"(...) le Cas Wagner, dont l'édition française, publiée trop tôt, regrettée aujourd'hui par les traducteurs eux-mêmes, traduction isolée, hâtive, a moins servi que desservi la cause de Nietzsche."
Dans Le Cas Wagner, les éditions Albert Schultz annoncent:
"La traduction française des Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche est en préparation".
Un plan est dressé.
L'annonce de ce projet est relayée par la critique, comme ici dans les Entretiens politiques et littéraires, vol. 5, n°32, décembre 1892:
Pour des raisons encore inconnues, le projet ne se réalisera pas.
"Je vous remercie de votre communication de l'ouvrage "Also sprach Zarathustra" (natürlich habe ich schon mir die 3 ersten Theile gelesen). Cet ouvrage est fort intéressant, mais plus littéraire que philosophique; la part faite à l'imagination est trop considérable pour que je puisse l'introduire dans ma bibliothèque de philosophie contemporaine, dont le caractère est essentiellement dogmatique." (GSA 72/2397)
Natürlich kann die Verspätung dem Unternehmen nur schaden. Ich selbst schmachte danach die Publikation hinter mir zu haben, da mir allseitig ironisch insinnist wird "dieser französische Nietzsche sei eine Legende". "
"(...) il est temps, grandement temps que l'on traduise les admirables chefs-d'œuvre de Nietzsche. Serons-nous décidément toujours en retard dans le mouvement littéraire, européen ? Devrons-nous nous contenter pendant longtemps encore, lorsqu'il s'agit d'un grand penseur comme celui-ci, de documents de seconde main, de commentaires (...) qui en aucun cas ne sauraient remplacer une traduction des œuvres elles-mêmes ?"
"In der letzten Zeiten wurden blos etwa 10 Exemplare Zarathoustra und 8 Exemplare Par delà le bien et le mal abgesetz und es ist gar nicht sicher, dass sich der Verkauf so
weiter halten wird. Es kann besser gehen, aber auch viel schlechter. Angenommen jedoch, dass es in der selben Weise weiter geht, nun dann werden die 1000 Exemplare erst in zwei Jahren verkauft
sein."
Ces deux recueils présentent un point commun : Die Geburt der Tragödie, les poèmes et les dernières œuvres sont délaissés. Dans les deux premiers cas, il s'agit sans doute d'une marque de désintérêt. Concernant les œuvres de l'année 1888, l'explication est toute autre : elles sont publiées en 1899 et il était donc inutile d'en redonner des passages. Pour le reste, les deux recueils diffèrent notablement.
Henri Albert privilégie surtout et nettement les œuvres publiées de 1878 à 1886, à l'exception de Also sprach Zarathustra qui a été publié l'année précédente. De son côté, Henri Lichtenberger s'attarde sur des œuvres issues de périodes très différentes : les Unzeitgemaesse Betrachtungen, Also sprach Zarathustra, Die Genealogie der Moral. Il offre aussi, pour la première fois et avant longtemps, de tout premiers extraits de Ecce Homo.
Concernant la qualité des traductions, il faut constater que, dans les deux cas, elle est discutable mais, à défaut d'être fidèle, elle est visiblement respectueuse du texte original. Henri Lichtenberger est peu inspiré en proposant La Gaie science et L'Antichrétien alors qu'Henri Albert a trouvé des formules heureuses. Il est plus rigoureux en proposant Choses humaines par trop humaines même si la version d'Henri Albert s'est imposée.
Les chiffres du tableau ci-contre donnent une indication approximative de la répartition. Ils ont été obtenus en comptabilisant le nombre de paragraphes ou d'aphorismes.
La construction et la conception interne des deux recueils sont différentes si bien que le rapport au texte de Nietzsche n'est pas le même. Henri Albert classe les extraits en fonction de thèmes qu'il a dégagés. Son livre est divisé en quatorze chapitres. La préface qu'il a ajoutée prévient du reste clairement le lecteur :
"Nous avons fait (...) une sélection des passages qui nous ont paru les plus caractéristiques dans l’œuvre entière du philosophe, en classant sous des titres généralement empruntés à Nietzsche lui-même, les aphorismes épars dans différents volumes".
A l'intérieur de chacun de ces chapitres, les extraits sont ensuite classés suivant l'ordre d'écriture des œuvres, à l'exception des passages de Zarathoustra qui figurent systématiquement en tête de chapitre. Les passages choisis sont intégralement traduits, sans coupures, mais il ne s'agit pas toujours de paragraphes ou d'aphorismes complets.
Henri Lichtenberger présente des extraits des œuvres en respectant l'ordre de leur première publication. Le livre comprend une longue introduction puis quatorze chapitres qui sont autant de titres d’œuvres de Nietzsche. Chaque chapitre, et ensuite chaque partie (dans le cas de Zarathoustra) ou chaque livre (dans le cas de Die frohliche Wissenschaft) sont précédés d'une introduction plus ou moins longue. Celle-ci doit permettre au lecteur de mieux comprendre le passage traduit et aussi de prendre connaissance du contenu des passages manquants.
Les deux recueils rencontrent leur public avec de nombreuses rééditions années après années. Ils invitent à nuancer l'importance de l'ordre de publication des volumes des œuvres complètes de
Nietzsche à partir de la fin de l'année 1899.
"Bis jetzt sind sechs Bände erschienen, zwei neue sollen noch diesen Herbst in die Oeffentlichkeit gelangen, und die Ausgabe wird nächstes Jahr in zehn Bänden (zu je 3 frs. 50) vollständig sein - bis auf den Nachlass aus dem zwei oder drei Bände auszugsweise zusammengestellt werden soll."
Date de publication française
Date de première publication par Nietzsche en allemand
Titre de l’œuvre
Remarques
octobre
1899
1878
Humain trop humain
Parution retardée par l'éditeur de quelques mois en raison de l'affaire Dreyfus.
décembre
1899
1888
Le crépuscule des idoles, Le Cas Wagner, Nietzsche contra Wagner, L'antéchrist
avril
1900
1887
La généalogie de la morale
janvier
1901
1880
1883-1885
Le gai savoir
Ainsi parlait Zarathoustra
octobre
novembre
1901
1881
1872
Aurore
L'origine de la tragédie
octobre
1902
1879
Le voyageur et son ombre
juillet
1903
Aucune existence
La volonté de puissance
Premier montage publié en Allemagne en 1901
1903
1886
Par delà le bien et le mal
novembre
1907
1874
Considérations inactuelles 1 et 2
En 1902, les deux volumes des Considérations inactuelles sont annoncés "en préparation". A la fin de l'année 1903, ils sont signalés "sous presse".
1909
1908
Ecce homo
1922
1875/76
Considérations inactuelles 3 et 4
En 1907, le volume est signalé "sous presse". De même en 1909.
Faire l'inventaire de la publication des traductions françaises est assez aisé mais il s'avère beaucoup plus délicat d'établir l'ordre dans lequel les Français découvrent Nietzsche. L'expression elle-même "les Français" apparaît totalement impropre tant il existe une différence entre un énigmatique, voire fantomatique "public français" et les milieux universitaires et littéraires parisiens.
Il faudrait aussi probablement fortement relativiser l'importance de la publication d'un volume comparativement à celle de fragments, fussent-ils brefs. Avant 1898, voire 1899, la réception de Nietzsche et les manifestations de son succès reposent en effet (paradoxalement) peu sur la connaissance de ses œuvres. C'est ainsi que André Gide a pu écrire que l'influence de Nietzsche en France avait précédé l'apparition de son œuvre traduite.