Promenade à travers la littérature nietzschéenne française avant 1914 

(Laure Verbaere)

Que représente Nietzsche? (1869-1914)



Moins une révélation qu’un adjuvant

 

Pour nous, comme pour un certain nombre d'hommes de notre génération, le nietzschéisme fut moins une révélation qu'un adjuvant. L'audace et l'éloquence de Nietzsche, mises au service des conclusions qu'allait nous imposant de plus en plus l'expérience des idées modernes et de leurs fruits, ont surtout activé et enhardi notre libération intellectuelle.

 

Pierre Lasserre, La morale de Nietzsche, Paris, Société du Mercure de France, 1902, p. 21.

 

 

Aliment respiratoire

 

Même dangereuses, si l’on veut, les idées de Nietzsche sont libératrices. Sa logique est un allègement pour les esprits ; elle donne au cerveau une facilité nouvelle à penser et à comprendre ; elle est, dans la série des nourritures intellectuelles, un aliment respiratoire. Non pas sans doute pour des poumons usés ou desséchés. On ne conseille pas la philosophie nietzschéenne aux personnes sensibles et qui ont besoin de croyances consolantes. Elle s’offre aux forts et non aux débiles, à ceux qui n’ont pas besoin pour vivre du lait sucré de l’espérance.

 

Henri Albert, « La mort de Nietzsche », in Mercure de France, octobre 1900, p. 167.

 

 

Un amalgame

 

Cette philosophie, je le répète, s’offre comme un amalgame, un groupement et quelquefois une collusion de théories et de doctrines criticistes, positivistes et évolutionnistes.

 

Eugène de Roberty, Frédéric Nietzsche. Contribution à l’histoire des idées philosophiques et sociales à la fin du XIXe siècle, Paris, Alcan, 1902, p. 70.

 

 

Un ami

 

Je me souviens de la joie que j’éprouvai il y a une dizaine d’années en ouvrant mon premier livre de Nietzsche. Comme on était loin avec lui, des petites timidités de pensée, du misérable esprit de servitude moderne ! Ce fut tout de suite pour moi un ami, - un maître ? non – car Nietzsche a des maîtres qu’il est facile de connaître et qu’on peut lui préférer.

(…) Je l’aime pour tout ce qu’il y a dans son œuvre d’encouragement à vivre, je l’aime pour son grand cantique à la nature, bien que ce soit le cantique d’un protestant, je l’aime parce qu’il n’a rien des superstitions modernes et qu’il est d’une parfaite irrévérence, comme doivent l’être tous les libres esprits, aux nouvelles idoles de la démocratie, à ses prétendus grands hommes et à ses dieux et déesses : Sainte Morale, Sainte Science, Sainte Hygiène, Sainte Dignité, Saint Progrès, Saint Socialisme, etc.

 

Hugues Rebell, « Histoire de l’esprit français » in La Plume, 1902, p. 916.

 

 

Antidote

 

Pris à petites doses, certains poisons peuvent devenir salutaires. La philosophie de Nietzsche s'offre comme antidote à la maladie du siècle, au pessimisme découragé, à la tour d'ivoire, au mépris, au dégoût de vivre.

 

Jean Bourdeau, « La philosophie de Nietzsche », in Annales politiques et littéraires, 9 septembre 1900, p. 163.

 

 

Apôtre du « Surhomme »

 

En nos temps de démocratie et d’égalitarisme Nietzsche est le grand apôtre du « Surhomme », le champion des individualités aristocratiques qui doivent dominer et commander.

 

Anonyme, « La philosophie de Nietzsche, par Henri Lichtenberger », in Cosmopolis, t.9 n°27, mars 1898, p. 804.

 

 

Assainisseur public

 

(…) sa brusque renommée, sa popularité rapide m’ont réjoui le cœur. Je les eusse voulues plus pures encore et plus parfaites. Je vois en lui l’Assainisseur public, le Fossoyeur diligent qui creuse – sans compter les coups de bêche – la tombe où iront s’ensevelir les dépouilles mortelles d’un monde entré en agonie.

 

Eugène de Roberty, Frédéric Nietzsche. Contribution à l’histoire des idées philosophiques et sociales à la fin du XIXe siècle, Paris, Alcan, 1902, p. 61.

 

 

Auxiliaire de circonstance

 

Nietzsche a été seulement pour moi un auxiliaire de circonstance et dans les fragments que j’ai traduits, j’ai essayé de concevoir en français des conceptions germano-slaves, mais je ne l’ai jamais pris pour maître ; j’aurais préféré les siens. Ce qu’il y a de fécond dans ses livres se retrouve chez nos sages : un Montaigne, un Voltaire, un Renan ; et ce sont des guides plus sûrs.

 

Hugues Rebell in Georges Le Cardonnel et Charles Vellay, La littérature contemporaine, Paris, Société du Mercure de France, 1905, p. 109.

 

 

Beau monstre

 

Lorsque Nietzsche est, il y a quelques années, arrivé à la célébrité, c’est surtout par l’étrangeté de sa doctrine qu’il a d’abord séduit les esprits. Il est apparu un peu comme un « beau monstre » infiniment éloigné de la moyenne humaine, - athée intransigeant – alors que nous assistions à un renouveau tout au moins apparent de l’esprit religieux, individualiste à outrance alors que la mode est au socialisme, vantant la guerre et la souffrance à un âge épris de paix et de confort, prêchant la « dureté » à une génération où fleurit la religion de la pitié.

 

Henri Lichtenberger, « La littérature nietzschéenne », in Revue encyclopédique 6 janvier 1900.

 

 

Bloc erratique

 

Je le comparerais volontiers à l'un de ces blocs erratiques, étrangers au terrain où ils viennent s'échouer, mais dont on a pu enfin établir la provenance. Les premiers géologues qui le rencontrent s'appliquent à l'étudier ; ils le soumettent à leurs procédés d'analyse, décrivent sa nature, marquent sa route et son lieu d'origine. Une fois pourtant que la roche a été exactement déterminée, le mieux est peut-être de la classer à son rang dans quelque muséum, sous une étiquette explicative, et de l'y laisser dormir.

 

Lucien Arréat, « G. Zoccoli. Frederico Nietzsche », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, août 1899, p. 224.

 

 

Bouc émissaire

 

(...) il ne s'agit pas de faire des recherches sérieuses, impartiales, sur les causes de l'affaiblissement progressif des moeurs. Non, on rattache tout à Nietzsche. Autrefois, la faut était à Voltaire ; maintenant, c'est Nietzsche qui est le bouc émissaire de tous les maux actuels.

 

M. T. Laurin, « L’ « Amoralisme » à l’école, par Gabriel Comparé », in Le Mouvement socialiste, 15 juillet 1908, p. 78-79.

 

 

Chose curieuse

 

Chose curieuse, le système s’est émietté, mais la superbe attitude de son inventeur fait qu’on y croit toujours.

 

Edouard Schuré, « Nietzsche en France et la psychologie de l’athée », in Revue bleue, 8 septembre 1900, p. 290.

 

 

Chose sérieuse

 

Quand en moins de vingt ans une philosophie s'est pareillement répandue dans le monde qu'il n'est plus de pays où elle n'ait trouvé des contradicteurs, des interprètes, des disciples d'une plus ou moins stricte observance, il faut bien reconnaître qu'elle n'est point méprisable et qu'il serait impertinent de n'en pas parler sérieusement comme d'une chose sérieuse. Mais il était trop aisé de couvrir de brocards le Surhomme pour que Nietzsche pût échapper à la verve endiablée des modernes Tabarins. La doctrine du Retour Eternel ne se prêtait pas moins aux charges et aux lazzis ; mais elle était de sa nature trop ésotérique pour tomber sous les griffes rapaces, heureusement assez courtes et surtout émoussées, des violateurs.

 

Jean Florence, « Zarathoustra parmi les nations », in La Phalange, décembre 1906, p. 522.

 

 

Conducteur d’hommes

 

Socialement, c’est-à-dire pour les foules, Nietzsche peut paraître dangereux par sa doctrine de la libération des instincts, ce qui pourrait servir à prouver que Mages et Rose-Croix avaient raison de soustraire leurs secrets au vulgaire ignorant de la doctrine. Mais Nietzsche est tout individuel, et ne parle point de discipline hors de l’individu. Peut-être fut-il un voyant ; mais il ne fut pas un conducteur d’hommes.

 

Philéas Lebesgue, « Hellénisme et nietzschéisme », in Anthologie-Revue, novembre 1903, p. 64-65.

 

 

Déchet

 

Si quelque chose peut atténuer notre aversion à l’égard d’un homme qui peut faire et a fait déjà tant de mal, c’est le contraste entre ses écrits et sa vie. Ce valétudinaire admirateur exclusif de la beauté et de la force physiques ne pouvait se tenir lui-même pour un échelon de l’espèce vers la super-humanité. Il était bien plutôt de ces déchets dont il préconisait l’élimination impitoyable.

 

Anonyme, « Mort de Nietzsche », in Bulletin Universelle et Revue Suisse, 1900, p. 180.

 

 

Demi-dieu

 

Nietzsche est un demi-dieu pour la jeunesse, et Tolstoï, un dieu - ce qui est un peu contradictoire.

 

Pierre Mille, « M. Björnstjerne Björnson et la France », {Opinions et paradoxes}, in Revue bleue, tome 15, n˚24, 15 juin 1901, p. 757.

 

 

Dynamite littéraire

 

On a dit de cette philosophie qu'elle prêchait la révolte et l'anarchie, on l'a comparée à de la dynamite littéraire, à un arsenal de bombes intellectuelles. Ses disciples tendraient à former comme une Armée du Contre-Salut, une Ligue de la perdition.

 

Jean Bourdeau, « La philosophie de Nietzsche », in Annales politiques et littéraires, 9 septembre 1900, p. 163.

 

 

Epouvantail de notre civilisation

 

Frédéric Nietzsche, l’inoffensif professeur allemand, transformé un beau jour en penseur néronien, en épouvantail de notre civilisation, n’a, je pense, tué aucun de ses grands ennemis, ni le christianisme, ni la philosophie de Schopenhauer, ni même la musique de Wagner, sa bête noire qui fut sa première idole.

 

Edouard Schuré, « Nietzsche en France et la psychologie de l’athée », in Revue bleue, 8 septembre 1900, p. 289.

 

 

Un esprit faux

 

Nietzsche est un grand esprit ; malheureusement, c’est un esprit faux, ce qui ne l’a pas empêché de dire une foule de vérités ou de demi-vérités.

 

Alfred Fouillée, Nietzsche et l’immoralisme, Paris, Alcan, 1902, p. 254.

 

 

Un événement européen

 

Le « cas » Nietzsche est et restera un événement européen comme le cas Wagner, et cela même après qu'il aura cessé d'être à la mode, même si l'individualisme continue à être refoulé par le socialisme.

 

Henri Lichtenberger, « Th. Ziegler. Friedrich Nietzsche », {Littérature allemande}, in Revue universitaire, tome II, n˚9, 15 novembre 1899, p. 375.

 

 

 

Un flambeau de discorde

 

La philosophie de Nietzsche porte en elle un flambeau de discorde qui ne s'éteindra jamais.

 

Louis Weber, {Philosophie}, in Mercure de France, avril 1901, p. 202.

 

 

Humoriste et essayiste

 

Nous n’avons pas l’intention de faire ici une étude complète de Nietzsche. Ce dernier, d’ailleurs, humoriste et essayiste de premier ordre, touche à tout, parle de tout, prononce sur tout, tantôt blanc, tantôt noir, cachant sous ses airs de scepticisme le plus outré des dogmatismes.

 

Alfred Fouillée, Nietzsche et l’immoralisme, Paris, Alcan, 1902, p. IV.

 

 

 

Idole exotique

 

Nous ne pouvons nous passer d’idoles qui représentent un idéal, une manière d’interpréter la vie. Nietzsche est aujourd’hui une de ces idoles exotiques, d’autant plus vénérée qu’il est lui-même un briseur d’idoles, philosophant à coups de marteau, rejetant dans le crépuscule les anciens dieux, ce qui est la meilleure façon de se faire sacrer dieu à son tour…

 

Jean Bourdeau, « Le néo-cynisme aristocratique. –Frédéric Nietzsche », in Journal des Débats, 20 avril 1893.

 

 

 

Arme la plus meurtrière contre Kant

 

La pensée de Nietzsche est (…) l’arme la plus meurtrière qui ait été aiguisée jamais contre le moralisme métaphysique de Kant.

 

Jules de Gaultier, « Nietzsche et la pensée française », in Mercure de France, août 1904, p. 579.

 

 

 

Une libération

 

Je dois à Nietzsche ma libération. A l'époque où nous pataugions dans le marécage démocratique et humanitaire, où nous avaient plongés nos bons maîtres de la petite science (...), à cette époque nous avons reçu de Nietzsche un coup de fouet qui nous ramena à considérer avec sincérité les vraies réalités. Nietzsche, avec une certaine brutalité, interrompit nos bêlements, nous dépouilla de notre misérable défroque humanitaire, et nous contraignit à nous regarder nous-mêmes sans pitié.

 

Georges Valois, L'homme qui vient. Philosophie de l'Autorité, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1906, p. 33.

 

 

 

Maître de l’ « Elite » cosmopolite

 

De certaines raisons, parmi lesquelles il ne faut pas oublier une sorte de rudesse barbare qui parut réconfortante à certaines lassitudes, ont fait qu'un Nietzsche fut goûté de tout le public européen dès que la traduction d'Henry Albert l'eut fait connaître. (...) Nietzsche est aujourd'hui le grand maître de l' « Elite » cosmopolite.

 

Louis Dumont Wilden, « Maurice Barrès et l’esprit européen », Revue bleue, 19 janvier 1907, p. 77.

 

 

 

Nietzsche

 

Nietzsche est à la fois lui-même et ce qu’on dit de lui.

 

André Gide, « Lettre à Angèle », in L’Ermitage, janvier 1899, p. 55-66.