Georges Canguilhem
L’AGRÉGATION DE PHILOSOPHIE
Méthode
revue de l'enseignement philosophique
1
mai 1932
Le rapport annuel adressé au Ministre de l’Instruction Publique concernant le concours pour l’agrégation de philosophie fait connaître aux candidats ajournés ou exaucés le sentiment du jury sur leurs exercices. Il serait aussi important que le jury pût connaître le sentiment des candidats à l’égard des exercices qui leur sont proposés. Mais la situation délicate de postulants et de juridiciés conseille la réserve' en ce qui touche aux juridiciants. Quant aux exaucés, s’ils ne disent pas tous : « Après moi, le déluge », beaucoup tiendraient sans doute pour une diminution des mérites qu’ils se supposent toute critique concernant la validité d’épreuves dont ils ont triomphé. Ce n’est certes pas forcer le ton que de reprocher aux pro grammes proposés ces dernières années leur monotonie et leur médiocrité. On sait que l’histoire des doctrines et la connaissance des auteurs donnent lieu à une composition écrite et à trois explications orales de textes. Or, de plus en plus, disparaissent des questions imposées par le pro gramme les grands systèmes de philosophie. Descartes? Kant ? évanouis. Si l’on sait que le programme pour le certificat de licence consacré à l’histoire de la philosophie varie dans le temps et l’espace, rien n’empêche de croire qu’un candidat puisse prétendre à l’agrégation de philosophie sans avoir étudié sérieusement un auteur comme Kant. Par ailleurs, le choix fait de certains auteurs semble aussi mystérieux que l’exclusion de certains autres. Y a-t-il d’autres raisons à la faveur dont paraît jouir Bacon, comme auteur d’oral, que la nécessité commerciale de faire vendre l’édition Mauxion? Le profit tiré de l’étude de Bacon est, à tous les points de vue, nul. A la faveur dont jouit Plotin, y a-t-il d’autre raison que l’hommage rendu à une traduction récente et appréciée? Pourquoi Boutroux a-t-il figuré au programme ? L’importance d’une doctrine ne se mesure pourtant pas à sa prolifération universitaire. Trop de raisons familiales, politiques et religieuses interviennent dans la diffusion et les chances de succès d’une doctrine pour qu’on se refuse à juger de sa valeur par le nombre des chaires de faculté qu’elle a fait pourvoir. Dans le même ordre d’idées, scandaleux me paraît être l’ostracisme dont sont l’objet Comte, Hegel, Nietzsche, Renouvier comme auteurs d’écrit. Deux leçons du Cours de philosophie positive sont cette année au programme. Mais enfin Comte a un système, lequel jamais, à ma connaissance, n’a figuré au programme d’agrégation. Si peu sociologue que l’on soit, à constater les prétentions du dogmatisme sociologique dans l’enseignement primaire et secondaire, on pourrait s’attendre à voir le fondateur de la sociologie étudié d’un peu plus près. Mais, qui sait ? on trouverait peut-être chez Comte la condamnation de certaine forme de sociologie. Pour Hegel, on dira qu’il n’en existe pas de traduction convenable et que tous les candidats ne savent pas l'allemand. Ce n’est pas un argument. Combien de candidats qui ne savent pas le grec ont étudié le système d’Aristote dans des cours et des commentaires plus ou moins bien faits. La traduction Vera de Hegel vaut bien la traduction Barthélémy Saint-Hilaire d’Aristote. Hegel ne figure pas au programme parce qu’il n’est ni étudié ni traduit en France. Il n’est pas étudié et traduit sans doute parce qu’il ne figure pas au programme. On n’en sortira pas. Quel bachelier II introduira Hegel dans le monde universitaire, comme Lachelier I y introduisit Kant ? Certains pensent qu’il y a à cette interdiction de Hegel des raisons politiques. « Hegel genuit Marx qui genuit Lenine, etc. » Personnellement, je tiendrai cet argument pour saugrenu le jour où figureront au programme Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon et le Manifeste communiste de Marx. Car, quoi qu’on en ait, voilà deux livres qui ont marqué dans l’histoire autrement que les idées politiques du baron d’Holbach qui a cette année les honneurs de l’agrégation. Ou alors qu’on veuille bien dire au nom de quoi on fait un choix dans l’histoire. Sans compter que, lorsqu’on choisit, on ne prend même pas la peine de proposer une série historique complète. Cette année, par un tour de force remarquable et du reste remarqué, on a proposé les doctrines morales d’Aristote, des Stoïciens et des Epicuriens, abstraction faite de Platon ; de même, les doctrines morales et politiques de Diderot, Helvétius, d’Holbach, Rousseau, abstraction faite de Montesquieu. Qu’est-ce que cette manière de traiter historiquement les doctrines en supprimant l’origine d’une généalogie ? C’est comme si on commençait la suite des nombres à 2. On se demande alors si le concours d’agrégation est relatif à autre chose que la tradition et le commerce. En quoi Bacon est-il philosophiquement plus important que Cabanis, par exemple ? Si c’est une tradition, la philosophie est subordonnée à un préjugé qu’elle a pour fonction de nier comme tous les autres. Si c’est une question d’édition, il faut reconnaître que l’enseignement est soumis au commerce. C’est qu’il en est au fond de l’agrégation comme du baccalauréat, où il y a des idoles qu’on vénère par habitude. Vous pouvez toujours traiter à des élèves de philosophie les problèmes de la causalité en leur parlant du mémoire de Painlevé sur les Axiomes de la Mécanique. Ils se feront quand même foudroyer si, confiants dans votre exposé, ils ont négligé d’apprendre dans leur Manuel ce que c’est que les canons de Stuart-Mill. Il y a des examinateurs qui ne désarment pas. C’est aussi en fonction du baccalauréat qu’il faut juger une réforme, vieille de quelques années, et par laquelle la deuxième composition écrite porte sur une partie, désignée à l’avance, du programme de la classe de philosophie. Cette année, par exemple, sur la psychologie de l’intelligence : abstraction, signification, jugement, etc. Ce cas singulier est bon à discuter. Il n’est pas nécessaire d’être fort pour comprendre l’ineptie du rapprochement entre psychologie et jugement. Le jugement relève d’une étude transcendantale. Ce qui est psychologique, ce n’est pas le jugement, mais ce qu’il a à dominer et en quoi aussi il se dégrade. Mais le programme de psychologie pour le baccalauréat est d’inspiration empiriste. Cela saute aux yeux, à parcourir seulement l'ordre et la division des notions. Sans doute, il n’y a pas de doctrine officielle. Mais le programme officiel, qui figure sur la table de l’examinateur, est en lui même l'expression d’une doctrine. Un professeur de philosophie doit choisir d’exposer une doctrine qu’il croit vraie, qui peut être originale, et de préparer ses élèves à répondre à un genre codifié d’interrogations. S’il veut concilier ou, ce qui est mieux, satisfaire simultanément à l’exigence de la réflexion et à l’obligation du métier, c’est un travail surhumain, pour peu qu’il ait une classe nombreuse. Il est donc paradoxal de rendre l’agrégation relative à l’examen auquel les agrégés ont pour mission de préparer leurs élèves. Si réellement ce qui manque le plus à l’enseignement de la philosophie c’est d’être de la philosophie, il serait bon de ne pas subordonner l’agrégation de philosophie à ce qu’elle a pour mission de corriger. Je sais que certains membres du jury pensent que l’agrégation est un baccalauréat supérieur et qu’on la prépare aussi dans les Manuels. C’est faire de l’agrégation la puissance deuxième d’une insuffisance. C’est admettre implicitement que la vraie philosophie est réservée à l'enseignement supérieur. Mais ce n’est même pas vrai. L’enseignement supérieur en France semble préparer des doctrines et des cours pour l’agrégation. De sorte que tout dépend du plus bas, parce que le baccalauréat, autour de quoi l’enseignement gravite, n’admet de philosophie que conventionnelle. Si le baccalauréat a pour fin de préparer un recrutement de fonctionnaires dont la seule pensée serait traitement, avancement et croix, il n’a que faire de la philosophie comme libre recherche, étrangère à toute loi extérieure. Si, au contraire, on pose la nécessité d’enseigner le prix du jugement comme remède à toute spécialité, qu’on en accepte les risques. Et que dès lors les professeurs puissent parler de la méthode réflexive sans redouter pour de jeunes innocents les foudres de quelque inspecteur d’Académie ignorant de toute psychologie hors celle de Ribot, et qui s’obstine à siéger au jury d’examen. Que l’on puisse parler librement en morale sans avoir à connaître ces étranges philosophes que sont les présidents des associations dites de parents d’élèves. En résumé, l’agrégation de philosophie devrait, une bonne fois, montrer, par son programme et par la conception des épreuves qu’elle comporte, si elle est philosophie, c'est-à-dire en gros critique et invention, ou si elle est agrégation, c’est-à-dire au fond l’autorisation de vendre des denrées agréables à un public qui en veut pour son argent, comme à l’épicerie. Telles sont les quelques réflexions qu’une philosophie pour qui le mot Méthode désigne autant une doctrine qu’un instrument peut inspirer touchant l’un des concours les plus importants pour l’enseignement d’aujourd’hui et de demain.
Georges CANGUILHEM