Nietzsche et la philosophie universitaire française

(Laure Verbaere, 2016)


"Le statut philosophique de l’œuvre de Nietzsche a une histoire" (1)



Nietzsche philosophe aujourd'hui


Les œuvres de Nietzsche sont aujourd'hui l'objet d'un enseignement dans les classes de philosophie du lycée et à l'université. Des livres lui sont consacrés et paraissent dans des maisons d'édition universitaires, dans des collections philosophiques. D'innombrables articles sont publiés chaque année dans des revues spécialisées. Plusieurs programmes de recherche le concernent directement et de nombreux événements - colloques, conférences, séminaires - ont lieu chaque année.

Cette réception de Nietzsche à l'échelle de la philosophie universitaire n'est pas la seule caractéristique du statut actuel de Nietzsche. Les philosophes universitaires ont créé un Nietzsche à l'image de leurs outils et de leurs procédures. En l'occurrence, celui-ci résulte des efforts éditoriaux pour disposer d'un texte fiable, d'une volonté de lire Nietzsche en respectant les règles de la philologie et de l'interpréter sans s'arrêter aux contradictions apparentes. La publication de nouvelles traductions (2) ainsi que de "vocabulaire" de Nietzsche et de dictionnaires (3) illustre  ce Nietzsche en voie de redéfinition.


Même si rien ne garantit qu'il soit fidèle à la pensée nietzschéenne - son Nietzsche n'est peut-être pas "il vero pulcinello" comme disait le sociologue Eugène de Roberty en 1902 (4)- cet effort pourrait mettre un terme aux préjugés et aux dérives de toutes sortes...

Une évolution récente


Cette situation est relativement récente au point que Yannis Constandinidès parle en 2002 d'"année zéro" de la recherche nietzschéenne (5). Jusque dans les années 1980 et même au-delà, les œuvres de Nietzsche sont au programme des examens et concours mais la dimension "rigoureuse" est encore novatrice. Elle se heurte, même au sein de la communauté des philosophes, encore à des réticences, parfois à de vives protestations. Il existe une forte résistance à abandonner définitivement et totalement La Volonté de puissance dont l'inexistence est pourtant avérée, au profit des fragments posthumes. Marc Sautet note par exemple: "Partant du principe que le véritable enjeu, aujourd’hui, n’est plus de débattre interminablement sur le bien-fondé de tel ou tel plan, de tel ou tel ordre, ou de telle ou de telle progressivité à introduire entre les divers fragments posthumes, mais de permettre à chacun de les lire dans des conditions acceptables – qui ne sont pas, en l’occurrence, celles que proposent les options de la philologie." (7)

Des projets universitaires comme HyperNietzsche autour de l'année 2000, ancêtre du Nietzsche source, sont vivement contestés, par exemple par Félix Fallax qui l'accuse de dénaturer Nietzsche et la portée de sa pensée. (8)

Quant à imposer une lecture rigoureuse des œuvres de Nietzsche (9), il reste un long chemin à parcourir. A l'occasion de la publication (pour des raisons commerciales) des Mauvaises pensées choisies de Nietzsche en 2000, l'historienne Mona Ozouf par exemple revendique encore le droit à "une lecture buissonnière de Nietzsche" contre l'avis des "fâcheux" et des "pointilleux".

 

"Certes il y a des fâcheux pour déconseiller la lecture buissonnière de Nietzsche. De quel droit, grondent-ils, picorez-vous ainsi dans l’œuvre, savourant l’aphorisme qui vous convient, négligeant ce qui heurte vos sentiments ou vos habitudes, élisant aujourd’hui une sentence pour l’abandonner demain? Ne vous laissez pas intimider par ces pointilleux" (6) (Mona Ozouf, 2000)



Le poids d'un double héritage


Cette opposition est le fruit d'un double héritage. La réception de Nietzsche dans la philosophie universitaire à partir des années soixante correspond aux premiers pas d'une publication sérieuse des textes (grâce à l'initiative de Colli et Montinari) et d'une lecture respectueuse des exigences philologiques (telle que le germaniste Richard Roos la définit). Cependant, la consécration de Nietzsche, notamment avec Gilles Deleuze, Jean Granier, Foucault ou encore Jacques Derrida correspond surtout à l’explosion d’un Nietzsche mis au goût de l’époque, le Nietzsche révolutionnaire d'une nouvelle génération de philosophes qui, sous l'influence de Heidegger ou de la tradition marxiste, ne s'encombrent pas de lire Nietzsche comme celui-ci le recommandait.

En France particulièrement, la place réduite de la philologie dans la formation universitaire favorise cette consécration au prix d'une reconstruction où les textes sont lus par avance. Tout l’effort consiste à faire coïncider les textes à une lecture faite par avance. Au colloque de Cerisy-La-Salle en 1972, Bernard Pautrat revendique par exemple, contre Richard Roos qu'il accuse d'avoir déployé "une machine policière", un droit "au vandalisme".  (10)

"Nous sommes en train d'influer sur Nietzsche" (11)

(Edouard Gaède, 1967)

"Ce que je suis en train de revendiquer contre vous, c’est le droit sinon au nomadisme, du moins au vandalisme". (Bernard Pautrat, 1972)


Mais la situation de la philosophie française dans les années 60-70 et la construction de ce qu'il est convenu d'appeler "un Nietzsche français" n'expliquent pas à elles seules la difficulté à transformer Nietzsche en philosophe universitaire.

Pour Henri Albert qui a le monopole de la traduction des œuvres de Nietzsche en français de 1894 jusqu'à sa mort en 1921, il ne fait aucun doute que les œuvres de Nietzsche ne doivent pas être publiées par les éditions Félix Alcan qui représentent les "Zunftphilosophen". Cela est contraire aux idées de Nietzsche et à leur diffusion en France. A la soeur de Nietzsche, il écrit le 20 octobre 1898: "Um hier Verbreitung zu finden gehört Nietzsche meiner Absicht nach in einem belleteristischen Verlag, da das aristokratische Publikum, welches das seine ist, in Frankreich immer noch voller Verurtheile gegen "gelehrte" Bücher ist." (12)

Dès les premières années de sa réception en France vers 1891 et sans discontinuer tout au long du XXe siècle, la pensée de Nietzsche est l'objet d'un engouement dans les milieux littéraires qui se soucient moins d'y chercher un "système" que d'y puiser des motifs d'enflammement et des invitations à la (re)création. En 1902, Hugues Rebell qui note: "Le système, en somme, importe peu ; la philosophie si contestable soit-elle, n’empêche point l’action profonde d’une œuvre. C’est le caractère d’un écrivain, sa nature qu’il faut considérer et non pas sa pensée" (13) Cela résume bien la manière dont les écrivains, les artistes, les poètes "sentent" (14) Nietzsche, à défaut de le lire.

(...) nous n'avions que faire d'un système : nous savions trop bien comment on les démolit, et comment on les construit. (...) Ce que nous cherchions, c'était un aliment à nos fièvres, à nos ardeurs, à nos rêve, c'était un motif d'agir et de sentir, c'était un suffisant héroïsme. (15) (Louis Dumont-Wilden, 1907)

 


"(...) on peut presque dire que l’influence de Nietzsche importe plus que son œuvre, ou même que son œuvre est d’influence seulement", écrit en 1899 André Gide (16) qui incarne cette tradition qui recrée indéfiniment Nietzsche à son image tout en revendiquant une fidélité à Nietzsche. Cette tradition s'est cristallisée au point que Geneviève Bianquis peut écrire en 1970: "Nietzsche sans ses continuateurs, fidèles ou non, ne serait pas Nietzsche entier" (17). Elle a toujours des partisans - et pas seulement en France d'ailleurs.

 

"Nietzsche était beaucoup moins "nietzschéen" que la légende voudrait le faire croire" (18) (Claude Roy, 1994)

 

Le Nietzsche d'aujourd'hui s'est construit à partir, le plus souvent à l'encontre, de cette double tradition, littéraire et philosophique, et son statut actuel est désormais fort éloigné de l'identité qui est forgée lors de son entrée officielle dans la philosophie universitaire française.

La consécration de Nietzsche après une "absence presque totale"


D'après les travaux sur la réception de Nietzsche en France (19), cette entrée date de 1970, quand son nom apparaît au programme d'auteur de l'agrégation de philosophie. Partant du constat que Nietzsche est introduit en France dans les années 1890 et qu'avant 1914, presque toutes ses œuvres sont accessibles en traduction française, il n'en faut pas plus pour arriver à la conclusion que la réception de Nietzsche a d'abord eu lieu dans les milieux littéraires. Quand il entre à l'Université, c'est chez les germanistes qui proposent Nietzsche au programme de l'agrégation d'allemand dès 1903 et très régulièrement par la suite.

Tout concourt à confirmer que la "consécration", la "légitimation" ou encore "canonisation" (20) chez les philosophes fut donc bien tardive.

Les discours de rejet ainsi que la rareté des ouvrages et des articles qui lui sont consacrés par des philosophes "de métier" montrent que Nietzsche a longtemps été "boudé" par ses pairs. Les marqueurs empiriques jouent depuis quelques années un rôle important pour objectiver la place de Nietzsche dans la philosophie universitaire, monde codifié par excellence. Mais c'est déjà le cas en 1929 dans le Nietzsche en France de Geneviève Bianquis qui, selon, Alan Schrift "remains the best source of information on Nietzsche's early reception in France" (21).

 

"(...) même en France, pays qui fut pourtant fort réceptif à l’œuvre de Nietzsche, on tarda à voir en lui un véritable philosophe. Comme l'écrit Sarah Koffmann, ce n'est que dans les années soixante que Nietzsche trouvera définitivement "droit de cité dans les séminaires de philosophie", notamment sous l'impulsion de Gilles Deleuze" (22) (Sarah Kofmann, 1972)


Or la germaniste est formelle: "Les manuels et les histoires de la philosophie expédient Nietzsche en deux phrases ou en deux pages, et ne le mettent pas à son rang de penseur" (23). Bien qu'Henri Lichtenberger et Lucien Lévy-Bruhl lui ait reproché de ne pas avoir assez mené d'investigations à ce sujet (24), le constat peut être illustré par la place réduite de l'exposé des idées et des œuvres de "Nietsche" (sic) relégué dans deux notes infrapaginales dans L'histoire de la philosophie européenne d'Alfred Weber (25), dans l'édition de 1914:


Extrait de Alfred Weber, Histoire de la philosophie européenne, 8ème édition, 1914.
Extrait de Alfred Weber, Histoire de la philosophie européenne, 8ème édition, 1914.

De Geneviève Bianquis à Alan Schrift, en passant par Louis Pinto, Douglas Smith, Christopher Forth et Jacques Le Rider, on parle ainsi d'une "absence presque totale" pour laquelle les travaux de réception cherchent des causes, "à l'encontre de l'idée commune selon laquelle sa reconnaissance tardive serait due à l'aveuglement" (26). A l'issue de cet effort, malgré une téléologie du succès contestable, il ne fait aucun doute que le passage du champ littéraire vers le champ philosophique est tardif à l'échelle du XXe siècle. En d'autres termes, l'appropriation de la pensée de Nietzsche par les philosophes universitaires français est le résultat d'un long - pour ne pas dire lent - processus de transfert.

"Comme le souligne Louis Pinto, "L'absence presque totale de Nietzsche dans la philosophie universitaire ne résulte pas d'une ignorance (ses œuvres sont connues)"." (27) (J. Le Rider, 1999)


Une "présence presque totale"


Il faut cependant mettre un terme à une certaine confusion: l'histoire de la consécration s'est focalisée sur la recherche des marques de reconnaissance et conclut à une "absence presque totale" qui ne reflète pas la circulation du nom, des idées et de la pensée de Nietzsche dans la philosophie universitaire.

Quelques indicateurs empiriques confirment ce que suggère le philosophe Emile Bréhier et ce que constate Charles Andler: "il n'y a pas un domaine de la psychologie, de la sociologie, de la philosophie, (...), qui ne soit renouvelé par la présence occulte des idées nietzschéennes." (29)

"Dès" 1904, le philosophe Frédéric Rauh donne des cours sur Nietzsche à la Sorbonne (30); à partir de 1906, des œuvres de Nietzsche sont au programme de la licence de philosophie de plusieurs facultés; autour de 1908, ses idées circulent dans l'enseignement secondaire, y compris chez les jeunes filles; en 1908, Nietzsche fait son entrée dans le vocabulaire technique et critique qu'André Lalande publie dans le Bulletin de la Société française de philosophie de 1902 à 1923 (31). En 1910, le même Bulletin publie une bibliographie des écrits français sur Nietzsche (32).

"Dès" 1892, des comptes rendus d'ouvrages sur Nietzsche sont publiés dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger; de même dans la Revue de métaphysique et de morale dès sa création en 1893. A la mort de Nietzsche en 1900, ces deux périodiques publient une nécrologie et à partir de 1899, l'Année philosophique publie de longs comptes rendus des traductions françaises des œuvres de Nietzsche.

Des articles sont aussi consacrés à Nietzsche dans l'Année sociologique, l'Année psychologique, la Revue de philosophie, les Annales de philosophie chrétienne, sans parler de toutes les principales revues universitaires: Revue universitaire, Revue du Mois, Revue internationale de l'enseignement...

On pourrait facilement multiplier les exemples qui attestent d'une omniprésence du nom et des idées de Nietzsche qui ne se limite pas à la seule reprise de philosophèmes à la mode. Cela n'exclut pas qu'elles se heurtent parfois à l'incompréhension et génèrent de vigoureuses protestations mais c'est le propre de la reconnaissance que d'accepter d'instaurer un dialogue avec Nietzsche.

"(...) l'on ne voit en France nulle philosophie naître de la méditation de la pensée de Nietzsche, pas davantage d'ailleurs, doit-on remarquer, en Allemagne, ni dans les autres pays; et l'on pourrait dire la même chose de Bergson. C'est peut-être que l'action toute en profondeur de pensées comme celles de Nietzsche ou de Bergson ne se manifeste pas par des imitations, mais par une transformation spirituelle très lente, que le temps seul peut révéler et en ce sens, il est peut-être trop tôt pour écrire un livre sur l'influence de Nietzsche, dont les richesses et surtout l'unité de pensée sont encore loin d'être comprises." (28) (Emile Bréhier, 1930)


Il faut mesurer le chemin parcouru de 1892 à 1914, entre le moment où les éditions Alcan refusent de publier une traduction française de Zarathoustra (33) (1892), où le philosophe Lucien Arréat a peur de "sombrer dans des redites" (34) (1899) mais où Félix Alcan doit parlementer pour avoir le droit de publier un recueil de fragments choisis de Nietzsche (35) (1899), où beaucoup de philosophes voient en Nietzsche "le philosophe de l'avenir" (36) (1903) et où le philosophe Chiapelli constate: "nous assistons, depuis une dizaine d'années, à un renversement des anciennes valeurs" (37)(1910)

Du rejet à l'assimilation 1892-1914: esquisse



De son introduction en France à la fin de l'année 1891 jusqu'à la veille de la première guerre mondiale, Nietzsche traverse plusieurs étapes qui peuvent globalement se résumer ainsi.

 

De 1891 à 1898, Nietzsche a une très mauvaise réputation qu'il doit à la forme pamphlétaire du Cas Wagner, première œuvre traduite en français (38), au voisinage de Stirner et des anarchistes russes, à Max Nordau dont l’œuvre est traduite en 1894 (39) et qui ajoute à la "légende wagnérienne" (40) selon laquelle la folie s'est déclarée chez Nietzsche dès 1876. La publication de L'antéchrist en 1895 (deuxième œuvre traduite en français (41)) vient encore noircir le tableau. Tous ces éléments transforment Nietzsche en un monstre, un personnage "haineux et bas" (42) que tout oppose à la figure du "pur" philosophe, enfermé  "dans la double enceinte de la vie privée et de la philosophie" (43).

"Poète plutôt que philosophe, esprit nullement scientifique, inconsistant et ondoyant, partagé entre les influences qu'il subit toujours quand il les nie, véritable Hamlet de la pensée moderne". (44) (Lucien Arréat, 1897)


 

L'énorme vague d'enthousiasme que Nietzsche suscite de 1892 à 1895 dans les milieux littéraires, particulièrement autour de la nouvelle génération, ajoute un autre motif de se détourner. Si Nietzsche a le "rare privilège d'être lu et discuté non pas seulement par les hommes du métier, mais aussi par le grand public" (45), ce succès qu'il rencontre est une véritable "scandale" (46).

 

"Le succès de Nietzsche (...) a été d'abord pour maint philosophe de profession un vrai scandale". (Alfred Fouillée, 1902)

 

Une "littérature encombrante" (47) s'interpose entre Nietzsche et les philosophes qui optent pour ce qu'Emile Durkheim appelle dans un autre contexte la "politique du silence" (48). Plus explicite, Lucien Arréat écrit en 1894: "Les têtes solides se garderont toutes seules. Pour les têtes faibles, elles sont la « part du feu » : le genre de combustible n'y fait rien. Restent les vaniteux et les charlatans, qui profitent de tout pour se faire place ; il n'en manque pas, en France ou en Allemagne. Le meilleur est maintenant de les ignorer. On favorise leur jeu en les combattant" (49).

Dès le début des années 1890, les philosophes français connaissent Nietzsche: en 1894, Emile Boutroux parle de lui par exemple dans un cours sur Kant à la Sorbonne (50) mais Nietzsche ne doit guère dès lors sa présence dans les revues philosophiques qu'à la place qu'il occupe en Russie et en Allemagne. Pour le reste, l'acclamation et les colères tapageuses qu'il suscite dans les milieux littéraires et jusque dans la presse fonctionne en miroir avec le "silence" qui règne dans les milieux philosophiques universitaires.

 

De 1899 à 1902 environ, la situation évolue radicalement. La philosophie de Nietzsche d'Henri Lichtenberger (51) en 1898 "arrache" Nietzsche aux milieux littéraires écrira Charles Andler en 1915 (52), ce Nietzsche qui n'a été jusqu'ici "qu'entrevu à travers d'intéressantes appréciations dont l'exactitude n'était cependant pas toujours la qualité méritoire." (53)

Dans le sillage d'Henri Lichtenberger, le leitmotiv "Il ne s'agit pas de mettre une philosophie à la place d'une autre" (54) semble jouer un rôle important pour qu'une discussion soit entamée.

Elle est aussi favorisée par la publication des œuvres en traduction française (55) qui met fin à de nombreux malentendus (notamment sur la datation de la folie de Nietzsche et sur la lisibilité de ses œuvres) et qui permet à chacun d'être séduit, pas nécessairement "convaincu mais entraîné, ce qui est déjà beaucoup, note François Pillon, ce qui est même trop, pour des gens prédestinés à mourir dans l'impénitence kantienne".(56)

"Il faudrait (...), et aussi bien c'est ce qui semble commencer à se produire, qu'une philosophie vraiment nouvelle, puissante, d'une grande influence sur les esprits, vraie ou fausse, ce n'est pas ici la question, ébranlât fortement les intelligences et par suite les imaginations (...)" (57) (Emile Faguet, 1901)


La nouvelle phase de succès que connaissent les idées de Nietzsche dans l'ensemble de la société française - nommée popularité - n'apparaît plus comme un obstacle mais bien au contraire, comme un vecteur. Apparaît l'idée que "les philosophes doivent s'intéresser à Nietzsche"(58) , ce qu'exprime par ailleurs bien François Paulhan en 1902 quand il note: "Nietzsche est en passe de devenir influent. Ce ne sera pas un mal si nous savons l'utiliser" (59).

 

"Les philosophes doivent s'intéresser à Nietzsche, sinon pour sa valeur absolue, du moins pour l'influence qu'elle exerce par la poésie dont elle est revêtue. Le poète n'a-t-il pas souvent plus d'action que le métaphysicien sur le mouvement des idées morales et sociales?" (Alfred Fouillée, 1902)

 

A l'échelle européenne, cet intérêt des philosophes français se révèle de plus en plus indispensable en raison de l'évolution du statut de Nietzsche en Europe, notamment en Allemagne, mais aussi en Belgique et en Italie. Ils peuvent refuser à Nietzsche le statut de philosophe à l'échelle française mais ne peuvent pas nier le statut de "philosophe allemand" qu'il a acquis à l'échelle européenne.

Ainsi, la circulation des idées de Nietzsche a lieu dans la philosophie universitaire française à la fois à l'échelle nationale en raison de leur niveau d'influence dans la société, et à l'échelle de la philosophie européenne.

A partir de 1903 et jusqu'à la veille de la première guerre mondiale, les idées de Nietzsche sont controversées mais rattachées à toutes les discussions philosophiques de l'époque: l'éducation et la pédagogie, la morale et ses fondements, la théorie des valeurs, le pragmatisme, la mobilité...

Des philosophes universitaires ou enseignants dans le secondaire sont identifiés et/ou revendiquent le qualificatif de "nietzschéen" (60). L'absence de système n'est plus un argument contre Nietzsche: dans un cours à la Sorbonne, Frédéric Rauh trouve même qu'il n'est pas allé assez loin et qu'il est "trop systématique" (61).

Au fil des années, nier son statut de philosophe ressemble à une formule de routine: cela ne jette plus vraiment le discrédit sur la valeur de sa pensée mais plutôt sur celui qui s'y aventure trop grossièrement (62). Celui qui "n’a aucune place dans la classification générale des écoles philosophiques" (63) fait des adeptes auprès de ceux qui sont enclins, notamment dans le domaine moral, à opérer un déplacement du point de vue. La pensée de Nietzsche cesse d'être un "immoralisme" (64) pour rejoindre le pragmatisme.

"Si l'on n'y prend pas garde, le moment est proche les vrais philosophes ne seront ni licenciés ni agrégés de philosophie, ou cet examen et ce concours apparaîtront comme une pédantesque organisation de l'incompétence." (65) (E. Goblot, 1907)



Dans les milieux littéraires, ce passage de Nietzsche dans la philosophie universitaire est déploré mais bel et bien constaté dès 1904 par Jules de Gaultier (66) mais aussi par J. -P. Lafitte qui remarque dans un article intitulé "Nietzsche et la philosophie française": "Moins empressée que ces universités allemandes et norvégiennes où l’on va jusqu’à faire des séries de cours sur la philosophie de Nietzsche l’Université française a déjà cependant publié trop de livres à son sujet pour qu’une revue même superficielle soit possible en si peu d’espace." (67)

Une nette distinction est opérée entre sa réception chez l'homme de la rue, dans le roman, au théâtre et dans les milieux philosophiques. Elle permet que ce qu'on appelait en 1900 "l'incertitude des inconséquences de la doctrine" (68) ne nuit plus à son inscription dans la philosophie universitaire. Là, son nom s'inscrit désormais dans la lignée de James, Wundt et même Bergson, même si sa présence est institutionnellement parlant encore marginale.

 

"(...) l'auteur [René Berthelot] étudie le pragmatisme chez deux penseurs (Nietzsche et Poincaré) qui, bien que non officiellement étiquetés pragmatistes, représentent cependant, l'un dans la direction artistique, l'autre dans la direction scientifique, ce qu'il y a de philosophiquement essentiel dans cette réaction contre l'idéalisme rationaliste du XIXe siècle." (69) (Revue de métaphysique et de morale, 1911)

 

En paraphrasant ce qu'Albert Thibaudet écrit en 1924 à propos de Bergson, on pourrait dire: certes, Nietzsche conserve, comme il est naturel et utile, beaucoup d'adversaires, mais ces adversaires le traitent comme lui-même traitait Zenon et Platon, ils s'efforcent non de penser sans lui, mais de penser contre lui. On n'envisage plus guère le problème philosophique comme si Nietzsche n'avait pas existé" (70)

Perspectives


Il appartient aux philosophes de mesurer l'apport de la pensée de Nietzsche à la philosophie française au début du XXe siècle, peut-être dans le prolongement des efforts pour saisir "le moment 1900 en philosophie" (72). Ce sera au prix d'un retour difficile mais indispensable au Nietzsche de la fin du XIXe siècle, débarrassé de "toutes les couches" (73) accumulées jusqu'à nos jours.

Si comme l'écrit Mathieu Kessler en 2005, "la philosophie de Nietzsche n’est pas d’abord une nouvelle philosophie, mais une nouvelle manière de philosopher" (74), comprendre cet apport imposera aussi de se défaire de l'image d'une philosophie universitaire française qui a la réputation d'être hermétique aux apports extérieurs: le "littéraire" et le "politique" contre lesquels elle s'est affirmée pour se constituer une identité à l'échelle nationale, quand bien même la figure de l'intellectuel brouille ces catégories - et "l'étranger" qui menace ses prétentions à l'universalité à l'échelle internationale, quand bien même il ne saurait être tenu pour acquis qu'il existe des philosophies nationales (75).

C'est à l'histoire de déconstruire cet hermétisme en s'interrogeant sur le rôle qu'elle a pu jouer elle-même dans la construction de cette réputation (76). Un travail d'explicitation des procédures et des incidences des choix d'échelle semble plus que jamais d'actualité. Derrière tout ce qui relève de l'évidence, on pourrait par exemple se demander si les efforts pour objectiver la place de Nietzsche dans la philosophie universitaire n'interdisent pas d'emblée de saisir les déplacements de son statut à l'intérieur d'une communauté hétérogène. 

"(...) le nihilisme hautain de Nietzsche était légitime en son principe. C'était son droit, encore que sans doute il n'en ait pas usé rationnellement, de prétendre "transmuter toutes les valeurs". Sans être son disciple, il faut lui savoir gré d'avoir vaillamment défendu contre les routines d'une conscience asservie la vrai liberté philosophique" (71) (G. Cantecor, 1904)


Tout semble indiquer que Nietzsche s'offre comme un cas exemplaire pour bouleverser les codes et les idées reçues, d'où qu'elles viennent. D'ailleurs, suffit-il que les philosophes universitaires déclarent Nietzsche "philosophe" pour qu'il le devienne?


Notes

(1) Martine Béland, "Nietzsche avant Brandes. Une étude de réception germanophone (1872-1889)", in Nietzsche-Studien, Band 39, 2010, p. 571.

 

(2) L'importance des traductions pour l'interprétation est soulignée depuis longtemps. A ce sujet, lire par exemple Mathieu Kessler, "Nietzsche ou la relève de la métaphysique: langage et traduction philosophique", in Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2005/4, tome 130, p. 503-521.

 

(3) Patrick Wotling, Le vocabulaire de Nietzsche, Paris Ellipses, 2001; édition revue et corrigée, 2013. Céline Dunat et Patrick Wotling, Dictionnaire Nietzsche, Paris, Ellipses, 2013.

 

(4) Eugène de Roberty, Frédéric Nietzsche. Contribution à l’histoire des idées philosophiques et sociales à la fin du XIXe siècle, Paris, Alcan, 1902, p. 14.

 

(5) René-Éric Dagorn, "Sur Nietzsche.", EspacesTemps.net, Livres, 01.05.2002. http://www.espacestemps.net/articles/sur-nietzsche/

 

(6) Nietzsche, Mauvaises pensées choisies, Paris, Gallimard, 2000. Mona Ozouf, "Avant-propos", p. I

 

(7) Nietzsche, La Volonté de puissance, Paris, Lgf, 1991. Marc Sautet, avertissement, p. 6.

 

(8) Paolo d'Iorio, « Friedrich Nietzsche répond à Félix Fallax », réponse au compte-rendu (publié anonymement) à : P. D’Iorio, HyperNietzsche, Paris, PUF, 2000 ; le compte-rendu et la réponse sont publié dans Capitain-Doc. Le guide de la documentation électronique, janvier 2001, dossier « Autour du projet hypernietzsche : l’édition universitaire en ligne ».

 

(9) Mazzino Montinari, « La volonté de puissance » n’existe pas, texte établi et postfacé par Paolo D’Iorio, traduit de l’italien par Patricia Farazzi et Michel Valensi, Paris, Éditions de l’éclat, 1996, 192 p. Librement disponible sur Internet à l’adresse : <http://www.lyber-eclat.net/lyber/montinari/volonte.html>.

 

(10) En 1972, le colloque de Cerisy-La-Salle intitulé Nietzsche aujourd’hui ? est dirigé par Maurice de Gandillac et Bernard Pautrat. Il a lieu du 10 au 20 juillet. Après quelques "édulcorations" -c'est Maurice de Gandillac lui-même qui utilise ce terme, il est publié en deux tomes sous les titres "Nietzsche aujourd’hui ? Tome I : Intensités" et "Nietzsche aujourd’hui ? Tome II : Passions" par Union Générale d'Éditions (10/18), 1973. Il existe une réédition des deux volumes en 2011 par Hermann Éditeurs.

Cf. Richard Roos, "Règles pour une lecture philologique de Nietzsche", op. cit., 1973, tome 2, p. 283-318; Bernard Pautrat intervient à la suite de cet exposé dans "Discussion", p. 318-324.

 

(11) Edouard Gaède, "Nietzsche et la littérature", in Nietzsche. Colloque de Royaumont, Paris, Ed. de minuit, 1967, p. 152.

 

(12) Lettre d'Henri Albert à Elisabeth Förster-Nietzsche du 20 octobre 1898, conservée à Weimar sous la côte: GSA72/BW27.

 

(13) Hugues Rebell, "Histoire de l’esprit français", in La Plume, 1902, p. 916

 

(14) "Nos auteurs n’ont point lu Nietzsche ; pire, ils ne l’ont point senti : car on peut sentir Nietzsche sans l’avoir lu"; cf. Henri Ghéon, "Le Roi Candaule", in L’Ermitage, août 1901.

 

(15) Louis Dumont-Wilden, "Réflexions sur l’immoralisme", in Antée 1er mars 1907, p. 1032-1033.

 

(16) André Gide, « Lettre à Angèle », in L’Ermitage, janvier 1899, p. 55-66.

 

(17) Geneviève Bianquis, préface au livre de Pierre Boudot, Nietzsche et l'au-delà de la liberté. Nietzsche et les écrivains français de 1930 à 1960, Paris, Aubier-Montaigne, 1970.

 

(18) Claude Roy, "Nietzsche était-il nietzschéen", in Nouvel observateur, 16 janvier 1994.

 

(19) Dans l'ordre de publication, cf. Louis Pinto, Les neveux de Zarathoustra, Paris, Seuil, 1995; Douglas Smith, Transvaluations: Nietzsche in France (1872-1972), Oxford University Press, 1996; Jacques Le Rider, Nietzsche en France de la fin du XIXe siècle au temps présent, Paris, PUF, 1999; Christopher Forth, Zarathustra in Paris - The Nietzsche vogue in France 1891-1918, Northern Illinois University Press, 2001; Alan D. Schrift, Poststructuralism and Critical Theory's Second Generation, Acumen Publishing Ltd, 2014.

 

(20) Voir la présentation du livre de Louis Pinto par Joseph Jurt, in Lire les sciences sociales, Gérard Mauger et Louis Pinto (dir.), vol. 4, Editions de la MSH, 2004, p. 29.

 

(21) Alan D. Schrift, op. cit., p. 20.

 

(22) Sarah Kofman, Nietzsche et la scène philosophique, Paris, Union Générale d'Editions, 1979, p. 7.

 

(23) Geneviève Bianquis, Nietzsche en France, Paris, Alcan, 1929, p. 126. La germaniste cite en note comme exemples: P. Malapert, Leçons de philosophie, 7ème éd., 1918, tome II, p. 121. P. F. Thomas, Cours de philosophie, 3ème éd., 1918, p. 269. D. Roustan, Leçons de philosophie, 1911, I, p. 186-187. A. Rey, Leçons de philosophie et de psychologie, 3ème éd., 1911, p. 490 sq, 822 sq. F. Challaye, Philosophie scientifique et philosophie morale, 1923, p. 401. Cuvillier, Manuel de philosophie, 1927, II, p. 492-493.

 

(24) Cf. Jacques Le Rider, Nietzsche en France, op. cit., p. 141.

 

(25) Alfred Weber, L'histoire de la philosophie européenne, Paris, Fischbacher, huitième édition, 1914, p. 513-515.

 

(26) Louis Pinto, op. cit., p. 200. Ce passage est repris par Franck Poupeau dans une "note critique" publiée en 1995 dans Politix, vol. 8, n°32, p. 182-184.

 

(27) Jacques Le Rider, op. cit., p. 72.
 

(28) Emile Bréhier, "Geneviève Bianquis. Nietzsche en France", in Revue philosophique de la France et de l'étranger, tome CX, n°9-10, p. 311-312.

 

(29) Charles Andler, "Geneviève Bianquis. Nietzsche en France", in Revue critique d'histoire et de littérature, 97, 1930, p. 365.

 

(30) Frédéric Rauh, Etudes de morale, Paris Alcan, 1911.

 

(31) André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, en fascicule dans le Bulletin de la Société française de philosophie de 1902 à 1923 puis en volume en 1926, suivi de nombreuses rééditions (revues).

 

(32) Cf. le Bulletin de la société française de philosophie, vol. 10, 21 juillet 1910, p. 299.

 

(33) Voir la copie de la lettre de refus de Félix Alcan en 1892 d'après la correspondance d'Emmy de Néméthy à Elisabeth Förster-Nietzsche, conservée à Weimar sous la côté GSA 72/2397.

 

(34) Lucien Arréat, "G. Zoccoli. Frederico Nietzsche", {Analyses et comptes rendus}, in Revue philosophique de la France et de l'étranger, tome 48, n˚8, août 1899, p. 223-224.

 

(35) Voir les lettre de Félix Alcan à Elisabeth Förster-Nietzsche en 1898: conservées à Weimar sous la côte: GSA 72/BW 35.

 

(36) Jacques Segond, {Analyses et comptes rendus}, in Revue philosophique de la France et de l’étranger, septembre 1903, p. 315.

 

(37) Alessandro Chiapelli, "Les tendances vives de la philosophie contemporaines", in Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XLIX, mars 1910, p. 243.

 

(38) Nietzsche, Le Cas Wagner : un problème musical, traduit par Daniel Halévy et Robert Dreyfus, Paris, Librairie Albert Schulz, 1893 et Nietzsche, « Le Cas Wagner », traduit par Daniel Halévy et Robert Dreyfus, in Société Nouvelle 1, janvier-février 1892, p. 117-147.

 

(39) Max Nordau, Dégénérescence, traduit de l'allemand par Auguste Dietrich, Paris, Alcan, 1894, 2 volumes in-8˚, Bibliothèque de philosophie contemporaine.

 

(40) Daniel Halévy et Robert Dreyfus, "Frédéric Nietzsche : étude et fragments", in Revue Blanche tome 12, n˚87, 15 janvier 1897, p. 57-68. Les auteurs remarquent: "Il existe une légende wagnérienne qui fait de Nietzsche un très méchant enfant vaniteux et désobéissant, puni comme il le mérite par l'imbécilité et la folie" (p. 59).

Dans La philosophie de Nietzsche (1898), Henri Lichtenberger évoque cette "légende wagnérienne".

 

(41) L'antéchrist est publié dans la Société nouvelle dans les livraisons de janvier à juin 1895.

 

(42) Daniel Halévy, "Nietzsche et Wagner - 1869-1876", in Revue de Paris, 1er décembre 1897, p. 649-674. Daniel  Halévy note: "(...) le Cas Wagner, dont l'édition française, publiée trop tôt, regrettée aujourd'hui par les traducteurs eux-mêmes, traduction isolée, hâtive, a moins servi que desservi la cause de Nietzsche" et "Ce pamphlet a obtenu un succès de scandale. Il a créé la légende d'un Nietzsche haineux et bas!"; p. 673-674.
 

(43) Lettre de Jules Lachelier à  Louis Liard, 1873 citée par Célestin Bouglé, Les maître de la philosophie universitaire, 1938, p.26.

 

(44) Lucien Arréat, "Ferdinand Tönnies. Der Nietzsche Kultus", {II. Histoire de la philosophie moderne}, in Revue philosophique de la France et de l'étranger, tome 44, n˚9, septembre 1897, p. 324.

 

(45) Henri Lichtenberger, op. cit., p. 169.

 

(46) Alfred Fouillée, Nietzsche et l'immoralisme, Paris, Alcan, 1902, p. IV.

 

(47) Lucien Arréat, "Ludwig Stein. Friedrich Nietzsch's Weltanschauung und ihre Gefahren", {Analyses et comptes rendus}, in Revue philosophique de la France et de l'étranger, tome 37, n˚6, juin 1894, p. 682-683. Le philosophe commence ainsi: "M. L. Stein, de l'Université de Berne, ajoute une nouvelle brochure à la littérature de Nietzche. Cette littérature devient un peu encombrante, et il ne me paraît pas que l'importance du héros la justifie."

 

(48) Emile Durkheim évoque "la politique du silence" dans "L'enseignement philosophique et l'agrégation de philosophie", in Revue philosophique de la France et de l'étranger, tome XXXIX, février 1895, p. 121.

 

(49) Lucien Arréat, « Ludwig Stein. Friedrich Nietzsche’s Weltanschauung und ihre Gefahren », op. cit., p. 683. Il note: "Les têtes solides se garderont toutes seules. Pour les têtes faibles, elles sont la « part du feu » : le genre de combustible n'y fait rien. Restent les vaniteux et les charlatans, qui profitent de tout pour se faire place ; il n'en manque pas, en France ou en Allemagne. Le meilleur est maintenant de les ignorer. On favorise leur jeu en les combattant".

 

(50) Emile Boutroux se réfère à Nietzsche dans un cours professé à la Sorbonne en 1896-1897. D'après Emile BOUTROUX, La philosophie de Kant, Paris, Vrin, 1926, p. 371.

 

(51) Henri Lichtenberger, La philosophie de Nietzsche, Paris, Alcan, 1898.

 

(52) Charles Andler, « Les études germaniques » in Collectif, La science française, tome 2, Paris, Ministère de l’instruction public et des beaux-arts, 1915, p. 284-310. Charles Andler souligne les mérites des travaux d’Henri Lichtenberger: "Son petit livre sur la Philosophie de Nietzsche (1898), si modeste de dimensions, a rendu pourtant un service immense. (...) Il a arraché aux mains des dilettantes un penseur difficile. Il a établi la base solide sur laquelle les livres de Pierre Lasserre, Jules de Gaultier, Alfred Fouillée, et la charmante biographie de Daniel Halévy ont pu s'édifier. » (p. 307-308)

 

(53) Louis Weber note: "Nietzsche doit à ses premiers vulgarisateurs d'avoir rapidement acquis une célébrité qu'atteignent rarement, sur le tard, les purs philosophes. Mais, par contre, leur personnalité artistique s'étant en quelque sorte interposée entre le public et lui, il n'a guère été jusqu'ici qu'entrevu à travers d'intéressantes appréciations dont l'exactitude n'était cependant pas toujours la qualité méritoire." Cf. Louis Weber, « Henri Lichtenberger. La philosophie de Nietzsche », {III. Histoire de la philosophie}, in Revue philosophique de la France et de l'étranger, tome 45, n˚6, juin 1898, p. 662-667.

 

(54) "Retenons la leçon, Nietzsche n'entend pas émettre de doctrine ni faire école" écrit Charles Le Verrier: cf. "Friedrich Nietzsche", in Revue de métaphysique et de morale, tome IX, janvier 1901, p. 70-99.

 

(55) A partir de l'effondrement de Nietzsche en 1889, les œuvres de Nietzsche en traductions françaises paraissent de 1892 à 1922 mais presque toutes les œuvres sont disponibles entre 1899 et 1903.

 

(56) "Les jeunes philosophes du temps présent l'auront lu avec avidité. Et plus d'un aura souri d'avance à la pensée des colères, peut-êtres inutiles, qu'il exciterait chez plus d'un ancien. Nous qui sommes de ces anciens, nous avons économisé notre colère. Et Aurore nous a presque... persuadé? Non! mais entraîné, ce qui est déjà beaucoup, ce qui est même trop, pour des gens prédestinés à mourir dans l'impénitence kantienne." écrit François Pillon: cf. "Nietzsche (Frédéric). -Aurore. Réflexions sur les préjugés humains, trad. par Henri Albert. - L'origine de la tragédie, trad. par Jean Marnold et Jacques Morland", {Revue bibliographique}, in L'Année philosophique, tome 12, 1902, p. 301.

 

(57) Emile Faguet, "Les lettres en France" in Rambaud et Lavisse (dir), Histoire générale du IVe siècle à nos jours. Le Monde contemporain, 1870-1900, Paris, A. Colin, 1893-1901, p. 649-650.

 

(58) "Les philosophes doivent s'intéresser à Nietzsche, sinon pour sa valeur absolue, du moins pour l'influence qu'elle exerce par la poésie dont elle est revêtue. Le poète n'a-t-il pas souvent plus d'action que le métaphysicien sur le mouvement des idées morales et sociales?"; cf. Alfred Fouillée, « La religion de Nietzsche », in Revue des Deux Mondes, 1er février 1901, p. 569-570. Egalement dans Alfred Fouillée, Nietzsche et l'immoralisme, Paris, Alcan, 1902.

 

(59) "Nietzsche est aujourd'hui en passe de devenir influent, et ce ne sera pas un mal si nous savons nous servir de ses idées. C'est là le point."; cf. François Paulhan, « Enquête sur l’influence allemande », in Mercure de France, novembre 1902, p. 365.

 

(60) Voir par exemple non seulement ceux qu'on appelle les philosophes des marges comme Eugène de Roberty ou Georges Palante, sans parler de Georges Sorel ou Ernest Seillière et Pierre Lasserre, mais aussi de "purs" philosophes comme Alphonse Chide ou Maurice Pradines.

 

(61) Frédéric Rauh, Etudes de morale, Paris, Alcan, 1911, p. 114.

 

(62) A propos de l'abbé Albert Farges, le philosophe J. Segond note par exemple: "refuser de réfuter la morale de Nietzsche, sous prétexte que «ce serait lui faire trop d’honneur» (p. 467), c’est priser à l’excès sa propre assurance et ne pas voir que le ferment de vie qui est dans la doctrine de Zarathoustra, ainsi que le montrait fortement M. Vaihinger dans une étude récente. (…) Les critiques adressées par l’auteur à Nietzsche et à Guyau montrent très nettement le dogmatisme intransigeant de son attitude"; cf.  "Quelques publications récentes sur la morale", in Revue philosophique de la France et de l’étranger, septembre 1902, p. 270-271.

 

(63) "Nietzsche n’a aucune place dans la classification générale des écoles philosophiques": cf. Alfred Fouillée, « L’idée du « retour éternel » de Nietzsche, in Revue bleue, 21 janvier 1906, p. 78.

 

(64) L'expression "immoralisme est " à désapprouver: il s'agit ici d'une nouvelle morale (encore n'est-elle pas nouvelle sur tous les points) bien plutôt que d'une suppression du caractère normatif catégorique qui constitue essentiellement la moralité : un immoralisme au sens strict du mot n'admettrait que des jugements de fait, et non des jugements de valeur." Cf. André Lalande, "Vocabulaire technique et critique de la philosophie", in Bulletin de la société française de philosophie, tome 8, 2 juillet 1908, p. 334.

 

(65) Edmond Goblot, "Enseignement. La licence de philosophie", in Revue de métaphysique et de morale, tome XV, n°1, p. 96.

 

(66) Jules de Gaultier, "Nietzsche et la pensée française", in Mercure de France, août 1904, p. 602.

 

(67) J. -P. Lafitte, "Nietzsche et l'Université française", in Le Beffroi, n°41-50, 1904, p. 183-192.

 

(68) Cf. la nécrologie anonyme de Nietzsche dans la Revue de métaphysique et de morale, supplément de septembre 1900, p. 13.

 

(69) Compte-rendu anonyme de René Berthelot, Un romantisme utilitaire, in Revue de métaphysique et de morale, supplément de novembre 1911, p. 3.

 

(70) Albert Thibaudet, Trente ans de vie française, tome III, Paris, Nouvelle revue française, huitième édition, 1924, p. 233.

 

(71) Georges Cantecor, "Science positive de la morale", in Revue philosophique de la France et de l'étranger, 57, 4, avril 1904, p. 391.

 

(72) Frédéric Worms (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Presses universitaires du Septentrion, 2004.

 

(73) Jean-Pierre Faye, Le vrai Nietzsche: guerre à a guerre, Paris, Hermann, 1998.

 

(74) Mathieu Kessler, "Nietzsche ou la relève de la métaphysique: langage et traduction philosophique", in Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2005/4, tome 130, p. 503-521.

 

(75) J. Benrubi, Les sources et les courants de la philosophie contemporaine en France, 2 tomes, Paris, Alcan, 1933. L'auteur prévient en introduction: "Il n'y a ni philosophie temporelle, ni philosophie nationale". Il souligne "le caractère artificiel" de la séparation de la philosophie française, notant même: "Jamais les courants philosophiques des différents pays, et tout particulièrement de la France et de l'Allemagne, n'ont été si entrelacés que de nos jours", tome I, p. 3.

 

(76) En échappant à une idéalisation de la circulation internationale des idées, l'histoire met souvent en évidence les obstacles et les aléas de la réception des œuvres étrangères. Sans nier l'intérêt de ces approches qui montrent bien les enjeux et les usages qui entourent ces phénomènes d'introduction, de traduction, d'appropriation et finalement d'assimilation, il faut bien reconnaître qu'elles se sont multipliées en apportant une réponse stéréotypée qui consiste le plus souvent à nier la réalité de la circulation des idées. Pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres, il faudrait s'interroger sur ce que mesurent des marqueurs empiriques comme les programmes de philosophie, controversés depuis si longtemps à l'intérieur de la communauté des philosophes.