Pourquoi de nouvelles sources?

(Laure Verbaere, 2013)

 


Pour un champ de la recherche déjà défriché pour ne pas dire largement labouré, quel intérêt peuvent présenter les ressources de la bibliographie nietzschéenne française (BNF)?



Une sérieuse base

S'il est admis que les philosophes français ont mis un siècle à lire Nietzsche sérieusement, il n'en est pas moins vrai que la réception française de Nietzsche a mis du temps à devenir un objet d'histoire. Un des objectifs de la BNF est de constituer une base sérieuse pour que cette tendance qui a commencé dans les années 1990 puisse encore se développer en s'appuyant sur des sources rassemblées de manière méthodique. Dans ce sens, cinq directions ont été privilégiées:

 

  • Rassembler sérieusement dans un même lieu toutes les données éparses dans les travaux antérieurs en y ajoutant les sources qui manquaient, notamment pour les années 1911 à 1918.

 

  • Ne pas s'enfermer sérieusement dans l'échelle nationale. Prennent et prendront place dans BNF les traductions des publications françaises sur Nietzsche (par exemple: On reading Nietzsche, traduction d'Emile Faguet, En lisant Nietzsche), les publications de Français à l'étranger (par exemple: les articles d'Henri Albert dans Das literarische Echo) ainsi que les cours, conférences, discours de Français hors du territoire national (par exemple: la conférence de Gide à Weimar). Trouvent et trouveront également leur place les publications en langue française d'étrangers et les publications publiées dans des revues ou maisons d'édition étrangères (par exemple: dans La jeune Belgique ou dans La gazette de Lausanne).

 

  • Offrir un outil précis sur une période sérieuse:1869-1940. Le souci de la précision n'exclut pas l'ambition d'offrir un outil qui couvre une période assez vaste pour que de nouvelles approches synthétiques voient le jour. Grâce à un travail collectif fructueux, la BNF a pu et devrait pouvoir se développer en échappant aux aléas des traditionnelles contraintes: financières (manque de subventions), matérielles (accès difficile aux sources) ou humaines (manque de temps).

 

  • Proposer un outil sérieusement "neutre" qui ne correspond pas aux canons classiques d'un corpus établi en fonction d'une problématique qui lui est propre. La BNF ne vise pas à une exhaustivité qui reflèterait une absence de problématique mais sa réalisation n'est pas prisonnière d'une problématique unique. Les sources ont été rassemblées sans présupposer qu'aucune d'elles "en soi" correspondait ni à un champ de la recherche précis, ni à une discipline spécifique ou encore à une branche particulière de l'histoire. 

 

  • Des sources sérieusement accessibles grâce aux moyens technologiques actuels. La BNF tente et tentera de rendre les sources facilement consultables pour tous afin d'éviter l'ennui de lire un listing de références et la difficulté d'accéder à certains documents publiés ou inédits.

 

 

Pour satisfaire et éveiller la curiosité

Tout le monde reconnaît la nature originale pour ne pas dire exceptionnelle de Nietzsche et pourtant, l'histoire de sa réception peine souvent à mettre en lumière l'originalité des développements de sa pensée. La BNF a été élaborée pour sortir des sentiers battus des traditionnelles histoires de réception qui sont souvent des exercices tellement bien rôdés que leurs conclusions sont décevantes. De nombreuses pistes sont envisageables. Par exemple:

 

  • Faire revivre des auteurs méconnus au lieu de se cantonner toujours à un nombre limité d'auteurs choisis consacrés par l'histoire de la philosophie ou l'histoire littéraire (Gide, Valéry, Pourtalès...) qui tiennent toujours une place dominante dans les panoramas historiques. Bien d'autres auteurs mériteraient d'être sortis de l'ombre et de trouver place dans l'histoire de la réception de Nietzsche.

 

  • Respecter l'originalité de Nietzsche en n'enfermant pas son itinéraire dans le moule classique (introduction, traductions, appropriations...) mais plutôt en remettant en question la nature classique - ou non - de son itinéraire. De même qu'il est facile de trouver des citations de Nietzsche pour lui faire dire tout et son contraire, il est tout aussi facile de s'appuyer sur quelques marqueurs empiriques bien choisis et des périodisations aléatoires pour transformer un itinéraire tortueux passionnant en une grande allée rectiligne sans grand intérêt.

 

  • A l'intérieur de l'espace français, varier les milieux de réception en sortant notamment de l'opposition entre les milieux littéraires et les milieux philosophiques. Il y aurait tout lieu, par exemple, de s'intéresser au public féminin de Nietzsche et aux lectures féminines de ses oeuvres. Ou aux traces de Nietzsche en province, à travers la presse locale...

 

  • Se pencher sur d'autres sources que la seule littérature publiée pour faire apparaître, par exemple, les liens entre les différentes lectures au lieu de faire ressortir les différences. Les traces orales comme les correspondances (inédites ou non) révèlent des affinités ou des proximités entre des auteurs qui expriment par ailleurs des positions diamétralement opposées.

 

  • Considérer comme des périodes particulières les années de guerre (1914-1918) et les traiter avec des moyens appropriés au lieu de s'en tenir à quelques discours saillants.

 

  • Mettre en relation les écrits français avec les écrits en Europe comme des éléments constitutifs d'un dialogue, fût-il difficile.

 

 

Pour alimenter la réflexion

L'existence de traces françaises de la rencontre entre Nietzsche et la France signifie-t-elle d'emblée qu'il existe un Nietzsche français? Compiler des sources autour d'une thématique comme "Nietzsche en France" ne doit pas empêcher mais au contraire nourrir une réflexion.

 

  • S'interroger sur la pertinence des échelles nationales et sur les répercussions de ces choix méthodologiques.

 

  • S'interroger sur la notion de succès d'une oeuvre qui, par exemple, repose parfois sur des raccourcis tentants mais périlleux. Ainsi, par exemple, la diversité des lectures est-elle la marque d'une richesse? Ou correspond-elle à l'impuissance des interprètes à imposer une lecture? De même, la rapidité d'une introduction signifie-t-elle une importation ou une exportation réussie? Et s'il fallait faire l'éloge de la lenteur?

 

  • S'interroger sur ce qui distingue fondamentalement une réception savante d'une réception non-savante mais aussi sur ce qui les relie, c'est-à-dire quand et comment elles entrent en dialogue, allant parfois jusqu'à des points de convergence plus intéressants que leurs points de divergence.

 

  • S'interroger sur la place de Nietzsche dans la construction historique. Est-il l'objet ou simplement le site? Tout porte à croire qu'il existe souvent des confusions qui reflètent une vraie difficulté et donc la nécessité d'une réflexion autour de l'articulation corpus/objet.