Nietzsche dans la presse et les revues françaises en 1917


Les Allemands ont pris au sérieux, dans la politique, dans la guerre, les paradoxes de leurs philosophes. Un de ceux-ci a exercé sur eux une énorme et lamentable influence : c'est Nietzsche. C'était un homme d'esprit, mais d'un profond cynisme. Les paradoxes d'un cynique peuvent être spirituels, provoquer de petits cris et des éclats de rire dans un salon, mais, le jour de lourds guerriers et de pesants professeurs de politique s'en emparent pour en faire des principes de guerre et de gouvernement, que de crimes en résultent !

Et, en vérité, bien que l'on n'ait pas envie de plaisanter à propos de semblables choses, je ne puis m'empêcher de me rappeler la fable « l'âne et le petit chien ». (Très bien!) C'est ce qu'ont fait, après Nietzsche, Bernarhdi et Treitschke. Ces principes cyniques de brise-raison et de mépris de la nature humaine sont ceux qui ont inspiré la philosophie et aussi la politique des Allemands.

Nous, nous avons cette chance, à travers l'immense complexité de notre pensée toujours libre, de n'avoir jamais eu à droite ou à gauche que des philosophes honnêtes gens (Vive approbation), c'est-à-dire des philosophes ayant un grand respect de l'homme que ces cyniques, les Nietzsche, les Treitschke ont méprisé. (Très bien! très bien !)

Discours au Sénat de Denys Cochin, sous-secrétaire d'Etat, in Journal officiel de la République française, 27 janvier 1917



Il est temps que nous nous resaisissions et que nous rendions à la vraie morale et à ses lois la place qui leur appartient. La conduite héroïque de nos soldats, leurs appels à l'honneur et leurs cris sublimes, leur dévouement et leur sacrifice incomparables nous en font un devoir. Le spectacle hideux des violences et des hypocrisies allemandes, qui nous cause une si profonde et juste horreur, doit provoquer en nous des réflexions et des décisions salutaires. Que nos maîtres en Histoire, comme en d'autres sciences, élèvent désormais leurs disciples à aimer le bien, le vrai, le beau et surtout la foi dans les principes éternels sans lesquels, on le voit, le monde ne serait plus qu'un chaos monstrueux! Que les jeunes Français, l'espoir de l'avenir, retiennent ces graves leçons et comprennent que, pour être dignes de leur patrie, ils doivent travailler et agir toujours les yeux fixés sur un idéal de bravoure, de vérité, de justice et d'honneur.

Qu'ils mettent hardiment en pratique la résolution votée à l'unanimité par le Sénat le 31 mars 1917, c'est-à-dire la volonté de poursuivre « l'écrasement définitif de l'Impérialisme et du Militarisme allemands, responsables de toutes les misères et de tous les deuils accumulés sur le monde ».

Henri Welschinger, "Ce que pensait Nietzsche de la Kultur et de l'histoire allemandes", in Revue des études historiques, janvier 1917

Les Allemands se plaignent que nous voulions les assassiner en masse. Mais est-ce à eux de se plaindre? Eux qui ont applaudi aux théories de Bernhardi et de Treitschke ?

Ils ont trop pris au sérieux les paradoxes de Nietzsche et de leurs autres philosophes. lis ont appliqué des principes cyniques de brise-raison; qu'ils ne viennent donc pas nous critiquer. Notre philosophie, notre politique à nous respectent l'honneur.

Discours au Sénat de Denys Cochin, sous-secrétaire d'Etat pour le blocus, in Le Petit Parisien, 27 janvier 1917



La littérature allemande, dans les deux périodes où elle a jeté le plus d'éclat, n'a été que le reflet de la nôtre, et ce n'est pas un Français, c'est Nietzsche qui a écrit « Tout ce qu'il y a de noble en Europe dans l'ordre des sentiments, des goûts et des mœurs est l'invention de la France ». Ce n'est pas un Français, c'est encore Nietzsche qui a défini la culture: « l'unité de style artistique dans toutes les manifestations de la vie » et qui a proclamé, sans respect pour sa terre maternelle, que la marque distinctive de l'Allemagne était le chaos dans les tentatives d'art, l'absence de style, le défaut de culture, il a même ajouté: la barbarie.

"Discours de M. Raymond Poincaré" in Journal des Débats, 12 mars 1917, p. 3; in Ouest-Eclair, 12 mars 1917

Entre ces deux Tables du devoir, entre ce Décalogue promulgué par le Christ lui-même et le Coran nietzschéen, la France se prononcera. Tout notre avenir dépend de sa sentence. Mais que dis-je ? N'a-t-elle pas déjà choisi ? Le sang qui depuis trois ans coule à flots sur le front de l'Yser aux Vosges ne prouve-t-il pas que la France, mise en demeure d'opter entre la morale de Nietzsche et la morale de l'Evangile, a résolu de rester chrétienne pour accomplir sa mission et conjurer les puissances de l'abîme ?

Oscar Havard, "Une famille française", in Le Gaulois, 28 avril 1917



La haine singulière de M. Benda contre Nietzsche l'entraîne jusqu'à ranger l'auteur du Gai savoir parmi les docteurs du pangermanisme et à l'accuser d'avoir « inventé » la thèse de la guerre bienfaisante, de la « suprême moralité de la vie juerrière ». On remarquera que les déclarations bellicistes de Nietzsche peuvent d'ordinaire s'entendre dans un sens aussi symbolique .que la danse de Zarathustra (i). Nietzsche méprise une existence plate et veule, il aime la lutte, l'énergie, la flamme de l'esprit, la vie en beauté; son point de vue est esthétique et intellectuel, quoi qu'en pense M. Benda, comme ceux de Stendhal ou de Flaubert. Est-ce que cet idéal serait incompatible avec la paix européenne ?

Paul Souday, "Julien Benda, Les sentiments de Critias", in Le Temps, 10 mai 1917


La souffrance universelle a créé la charité, son remède, comme le besoin crée l'organe. Certes, il y a toujours eu de la pitié ici-bas, car il y a toujours eu des pauvres parrmi nous et comme on ne saurait espérer la fin de l'injustice, on ne saurait craindre cette faillite du cœur qu'a osé prédire et souhaiter un philosophe allemand.

Soyons équitables même envers nos ennemis; nous n'avons aucune raison de croire qu'ils obéissent aux conseils d'un Nietzsche, ou qu'ils prennent à la lettre leur phraséologie officielle, et qu'ils aient désappris la pitié, au moins cette pitié bien ordonnée qui commence par soi-même.

Abel Hermant, "La charité", in Le Petit Parisien, 13 mai 1917

Nous ne discuterons point ces thèses que l'attachement aux idées de justice ne soit pas incompatible avec le courage, c'est ce que les héros de Verdun nous semblent avoir ̃suffisamment prouvé, sans parler de Hoche, de Coligny ou de Marc-Aurèle (chez lequel on oublie parfois l'homme de guerre). Quant au crédit qu'elles ont trouvé chez nous, nous mettons d'autant moins d'empressement à le rappeler que la plupart de nos nietzschéens sont devenus depuis trois ans, comme par un coup de baguette magique, les plus farouches séides du « droit et de la civilisation ».

Julien Benda, "Les moralistes de la violence", in Figaro, 27 mai 1917



Il fut un temps, qui n'est pas loin, où toutes nos chaires officielles retentissaient. des éloges de la culture allemande, de la littérature allemande, de la philosophie allemande, de la langue allemande. La plupart des processeurs qui lancent contre le germanisme les plus violents anathèmes, les Durkheim, les Lavisse et M. Boutroux lui-même, nous présentaient l'Allemagne comme la mère de la pensée moderne et se faisaient les artisans d'un rapprochement intellectuel entre l'Allemagne et la France. Dans nos lycées, on étudiait presque uniquement la philosophie allemande. (...)

Le cynisme de Schopenhauer, son nihilisme désespérant, entraient pour une large part dans l'éducation morale de la jeunesse universitaire, depuis que, éclectique dans ses admirations germaniques, l'Université l'avait introduit dans ses bibliothùques scolaires où vint finalement le rejoindre Nietzsche avec sa théorie du surhomnie s'élevant au-dessus et aux dépens de l'lmmanité tout entière, comme une magnifique plante sur un fumier. On ne voyait pas alors que c'était exactement la théorie de la domination allemande sur le monde et on était si aveugle qu'il suffisait qu'une doctrine philosophique eût passé le Rhin pour que, idéaliste ou matérialiste, individualiste ou étatiste, dogmatique ou sceptique, elle entrât de plain-pied dans l'Université et, par elle, dans les cerveaux des jeunes Français.

Jean Guiraud, "Culture germanique et culture latine", in La Croix, 22 juillet 1917

Ceux qui veulent exproprier de notre admiration Wagner ou Nietzsche, parce que nés de l'autre côté de la frontière, gagneraient à lire les échos qui nous viennent de Berlin. On y joue Molière, on y interprété la Carmen de Bizet, dont certains motifs servent de marche militaire aux troupes en campagne, enfin on y vend aux enchères nos peintres d'avant-garde, à des prix qui ne se repèrent aucunement sur les misères du temps. Un demi-nu de Renoir a atteint le joli chiffre de 23.000 marcs, soit 29.000 francs, un Odilon Redon a fait plus de 7.000 francs. Il faudrait désespérer du goût, de la clairvoyance et de l'Intelligence humaine si l'art ne demeurait pas, malgré les convulsions mondiales, très au-dessus des mêlées nationales.

"L'art au-dessus de la mêlée", in Carnets de la semaine, 22 juillet 1917



« Chancelante, trébuchante, imparfaite à travers les révoltes de l'instinct et des passions, mais le cœur plein d'espérance, de pitié et d'amour, même quand la foi l'abandonnait, l'humanité marchait à l'étoile. Nietzsche cracha sur la face de l'idéal auguste. Il condamnait la pitié, non pas dans ses excès, mais d'une façon absolue ; il la répudiait et la flétrissait comme une faiblesse indigne de l'homme, tandis qu'elle est au contraire le propre de l'homme, si bien que son autre nom est l'humanité. Il affirmait comme des vertus la force brute et l'orgueil d'être fort sans justice. A la conception des droits de l'homme universel, il opposait le droit illimité de l'égoïsme aussi bien individuel que national. Il demuselait le moi féroce ; il éduquait l'Allemagne.; il la formait pour les luttes sans merci, il lui apportait un sophisme qui contenait en puissance la guerre par la terreur ; il faisait de sa race un moi armé contre la fédération des cœurs humains, unis sous le rayon jailli de l'Evangile. Et quand je dis l'Evangile, je ne formule pas ici une affirmation confessionnelle, mais seulement historique. Les théories nietzschéennes étaient le fruit naturel de la terre germanique, et, comme elles répondaient bien au génie de  la race maléfique, elles renforçaient sa force de nuisance, tandis que, en contradiction formelle avec notre génie national, elles diminuaient notre force de résistance au mal. »

Jean Aicard, Conférence prononcée le 3 juin 1917 publiée dans La ligue française, juillet-août 1917


Il est curieux de noter que Nietzsche, négateur de l'Etat, soit à la base de l'impérialisme italien, comme à la base de l'impérialisme allemand d'un Treitschke ou d'un von Bernhardi.

Curieux, mais point inexplicable. Nous ne sommes plus au temps des condottieri, et le rêve de puissance, quand il reste confiné dans le domaine de l'individu, risque fort d'avorter en piètres expériences: qu'on relise "l'Immoraliste" d'André Gide. Dès lors, ou le nietzschéisme doit rester une conception idéale, sans prolongement dans les faits, ou il doit se transformer; l'esprit de guerre, l'esprit de conquête, ne peut s'exprimer que dans l'ordre collectif. Le nietzschéisme pratique, c'est l'impérialisme. De l'affirmation du surhomme, il faut passer à l'exaltation de la surpatrie. C'est ce que fait d'Annunzio.

Jules Destrée, "Gabriele d'Annunzio", in Revue de Paris, septembre 1917



Les libres-penseurs sont priés d'assister à la réunion qui aura lieu le dimanche 15 septembre, salle du Droit Humain, 5, Bd Jules-Breton, Paris (Métro : Saint-Marcel, traverser le boulevard et monter la rue en face du Métro).

La séance commencera à 14 heures. Ordre du jour (...) 4° lecture d'un travail sur « Une philosophie libre-penseuse » : a) bases scientifiques, la théorie de la matérialité de la pensée (Buchner, Le Dantec) ; b) bases scientifico-philosophiques, le caractère subjectif et relatif de la vérité (H. Poincaré; G Lebon, W. James) ; c) quelques conséquences : la tolérance, ses Limites (B. Jacob) : l'action (F. Nietzsche, Emerson) ; le but de la vie (Marc-Aurèle) ; d) la guerre actuelle ; discussion contradictoire de ce travail ; 5° fixation de. la prochaine réunion.

Le président de séance, DE MÉRITENS.

"Union Rationaliste de Paris", in La Lanterne, 9 septembre 1917

Il y a de tout à Paris. On peut dire que Paris est le plus beau lieu de réunion du monde. C'est pourquoi, peut-être, Paris n'est pas seulement le cerveau de la France, mais le cerveau du monde entier. «N'oublions pas, disait l'Allemand Nietzsche, qu'il faut sans cesse avoir les yeux tournés vers Paris. » Et, certes, il ne l'entendait pas à la façon d'un Guillaume II. Après cela, nous pouvons nous permettre de dire que si Paris disparaissait, ce serait comme si le monde entier perdait la tête.

Lucie Delarue-Mardrus, "L'Orient français", in Annales politiques et littéraires, septembre 1917



Nietzsche ne participa aucunement à la grande folie germanique qu'il n'avait préparée en rien. Il rêvait au-dessus du bien et du mal et ses rêves n'étaient pas des rêves allemands, mais des rêves de demi-dieu. (...)

On a dit, un peu inconsidérément, il me semble, que Nietzsche avait été l'un des éducateurs de Guillaume II. Il a, en tout cas, bien mal profité de ses leçons, car Nietzsche prêche aux hommes non pas la domination sur leurs semblables, mais bien plutôt la domination sur eux-mêmes. (...) Il est bien possible que GuillaumeII ait lu Nietzsche à l'envers et que le conseil mystique "Soyez durs!" il l'ait compris à la lettre, comme une incitation à la cruauté. Ne le dirait-on pas vraiment?

Il reste que pour moi, loin d'incarner certaines tendances de l'impérialisme ou de la culture allemande, Nietzsche s'y oppose nettement. Il représente une tout autre forme de la civilisation, celle qui part des Grecs et vient rejoindre les Français, ou, pour être particulariste, les Européens du dix-neuvième siècle. Ne l'a-t-on pas vu railler cette même "Kultur" dont on veut qu'il soit un des maîtres ? Lui qui a pleuré à la nouvelle du bombardement de Paris, comment avoir l'audace de l'impliquer dans l'approbation de la destruction de Louvain ?

Remy de Gourmont, "Trois essais", in Mercure de France, 16 octobre 1917


Le volume de M. Gabriel Huan se présente comme un exposé strictement. « objectif » de la- philosophie de Nietzsche. Est-il aussi un essai de réhabilitation, disons mieux, de justification ?

(...) Cet exposé objectif, qui révèle d'ailleurs un travail de dépouillement énorme et consciencieux, est un leurre. On prétend ne pas prendre parti, et on prend parti par le choix, le groupement, le rapprochement des citations. Laissons donc une bonne fois de côté ces procédés peu sincères, scientifiques en apparence bien plus qu'en réalité, mauvais emprunt fait aux savants d'outre-Rhin, et revenons à la bonne méthode française, qui sait être impartiale et qui ne craint pas de juger.

Lucien Roure, "Gabriel Huan - La philosophie de Frédéric Nietzsche", in Etudes, décembre 1917