Bibliographie inédite des publications sur Nietzsche 1868-1940

(Laure Verbaere et Donato Longo)

 

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Oscar Levy (1867-1946)


Premier traducteur des œuvres de Nietzsche en anglais, Oscar Levy est un médecin et écrivain juif allemand, souvent en exil. Influencé par les théories racistes de Gobineau, c'est un spécialiste de Nietzsche.

Lire Dan Stone, Oscar Levy and the early reception of Nietzsche in Britain: unexpected consequences and uneasy bedfellows et "An «Entirely Tactless Nietzschean Jew»: Oscar Levy's Critique of Western Civilization".



LEVY Oscar, "Correspondance", in Le Temps, 30 juin 1935, p. 4. [L.V.]

Lettre en réaction à la lettre d'Edmond Vermeil publiée dans Le Temps du 3 juin 1935.

Exprime son désaccord en ce qui concerne l'appréciation sur Nietzsche.

"Monsieur le directeur,

J'ai lu avec le plus vif intérêt dans -le Temps du 3 juin un résume lumineux de l'ouvrage d'Alfred Rosenberg, le Mythe du XX' siècle, et je suis entièrement d'accord avec son signataire, Edmond Vermeil, sur l'importance de cette base théorique de l'hitlérisme. Comme l'a dit Heine: « La pensée allemande est invariablement suivie de l'action allemande. » C'est pourquoi il convient que toutes les nations suivent avec la plus grande attention la pensée allemande.

C'est aussi pourquoi il convenait d'attirer une fois de plus l'attention sur les origines de l'hitlérisme qui a ses racines dans la tradition pangermanique du dix-neuvième siècle. Cette tradition a son point de départ dans les guerres napoléoniennes et dans Fichte, et vers la fin du dernier siècle elle fut à nouveau exposée de façon significative dans l'ouvrage de H. St. Chamberlain, les Fondements du dix-neuvième siècle, ouvrage qui, ainsi que l'estime à juste titre le professeur Vermeil, a exercé une influence profonde sur l'élite intellectuelle de l'Allemagne moderne.

Toutefois, le professeur Vermeil n'est pas sur un terrain aussi sûr lorsqu'il accuse Nietzsche d'être le prédécesseur et peut-être l'inspirateur de Chamberlain. Ces deux noms ne devraient jamais être accouplés. Nietzsche (à l'égal de Schopenhauer) avait une médiocre opinion de l'intellect, du « Geist » de ses compatriotes; Chamberlain estimait que les Allemands créeraient une nouvelle religion; Nietzsche s'adressait à une élite dans l'Europe entière; Chamberlain, à des nations entières, spécialement aux Teutons; l'un fuyait son peuple et déclarait que « la présence d'un seul Allemand arrêtait la digestion »; l'autre s'en alla vivre parmi eux et échangea même sa nationalité britannique contre la nationalité allemande.

Aux vues « religieuses » d'un Rosenberg, on devrait opposer le dictum de Nietzsche. « On ne devrait jamais entretenir de relations avec ceux qui, dans ce salmigondis européen, parlent de la race », et les louanges de Rosenberg à l'adresse des Nordiques devraient nous faire souvenir du respect de Nietzsche pour les civilisations latines, en particulier pour les Français, ou de ses préférences pour le sud, pour son climat, pour sa musique aussi bien que pour sa pensée, ce qui l'a amené à forger cette expression: « Il faut méditerraniser les idées. »

Le professeur Vermeil, toutefois, veut bien établir une ligne de démarcation entre Nietzsche et Chamberlain, et estimer que la philosophie de Nietzsche se meut sur un plan plus élevé que celle de Chamberlain - concession fort anodine, à la vérité, mais dont les nietzschéens, habitués aux critiques impies dont on abreuve notre maître, doivent cependant être reconnaissants.

Mais alors pourquoi le professeur Vermeil tient-il la dernière philosophie de Nietzsche pour une source possible de la sagesse de Rosenberg? Et que veut dire cette « dernière philosophie »?

Nietzsche, vers la fin de sa carrière littéraire, devint plus antiallemand que jamais, à telles enseignes que dans son dernier ouvrage Ecce Homo il écrivit de façon prophétique: « Les Allemands, depuis la Réforme, ont sur la conscience tous les crimes perpétrés contre la civilisation européenne. » Ces paroles résonnent certainement autrement que les hymnes guerriers pangermanistes de Chamberlain, de Guillaume II, d'Hitler

et de Rosenberg.

Ou bien, l'attitude antijuive, et, partant, antichrétienne de Nietzsche, serait-elle à la base de ces « singulières déformations » dont se plaint le professeur Vermeil touchant la philosophie de Nietzsche?

S'il en est ainsi, qui porte la responsabilité de cette déformation? Nietzsche, qui, sans se lasser, a exhorté les esprits non mûris à ne pas franchir le seuil du jardin de sa sagesse, ou les hitlériens qui « follement s'aventurent là où les anges craignent de marcher » et qui, chaussés de gros souliers ferrés, dévastent ses plates-bandes fleuries? L'antichristianisme de Nietzsche ne saurait être celui d'un Ludendorff ou d'un Rosenberg. Si duo faciunt idem, non est idem. Les idées religieuses de Nietzsche sont celles d'un penseur qui a débordé le cadre du christianisme mais dont l'esprit apostat a conservé la meilleure part de sa formation religieuse, à savoir la sincérité et l'honnêteté intellectuelle. De même que l'assaut donné par les nazis à une religion qui est bien au-dessus d'eux ne pourrait avoir d'autre résultat que de nous ramener à la foi, de même les méfaits des jacobins poussèrent naguère le libre penseur Chamfort à s'écrier : « Ces gaillards vont encore une fois me renvoyer à la messe. »

S'il convient donc de féliciter le professeur Vermeil de l'attention avec laquelle il surveille le creuset dans lequel bouillonnent les idées allemandes, il convient également d'établir une sévère discrimination entre ces idées, de telle sorte que le reste de l'Europe puisse être préservé de la confusion qui est l'éternel héritage de la patrie allemande.

Veuillez agréer, etc. OSCAR LEVY.